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frère a quelque chose contre toi, laissé ton offrande devant l’autel, va d’abord te réconcilier avec ton frère, puis viens présenter ton offrande ? » Est-ce que de telles paroles ne supposent pas le temple juif encore debout, l’autel encore fréquenté, les sacrifices encore en vigueur ? Il se trouve aussi dans la collection plus d’une prédiction sinistre sur l’avenir prochain de la nation juive, mais elles sont générales, vagues ; ce sont des prévisions dénotant une grande justesse de coup d’œil plutôt que des oracles supposant un don miraculeux de divination. Ceci prouve bien qu’elles sont antérieures aux événemens qui devaient leur apporter une confirmation si tragique. Et dans les invectives indignées avec lesquelles le Fils de l’homme foudroie le formalisme hypocrite des scribes et des pharisiens, comme on sent battre le cœur d’un écrivain passionnément attaché à son maître et ayant encore sous les yeux la caste de ces affreux dévots qui l’ont assassiné tout en pratiquant leurs momeries ! Si maintenant nous nous rappelons ce que nous savons par Papias, c’est-à-dire que l’histoire évangélique se transmit d’abord par la voie orale, nous trouverons bien naturel que la transmission des faits ait pu s’opérer longtemps de cette manière sans inconvénient senti, mais que ce qui souffrit le plus vite des inévitables altérations qu’une telle méthode devait infliger à cette histoire, ce fut la doctrine, l’enseignement proprement dit. De là l’idée de confier à l’écriture cet élément le plus essentiel de tous[1]. Et qui pouvait se charger d’une telle œuvre, si ce n’est l’un de ceux qui avaient suivi et entendu Jésus ? Tout se réunit donc pour nous suggérer l’opinion que le recueil d’enseignemens de Jésus que le premier évangéliste a combiné avec le Proto-Marc n’est pas autre chose qu’une version grecque du recueil des « sentences divines » rédigé en hébreu par l’apôtre Matthieu. Ainsi s’explique le nom d’Évangile selon Matthieu que porte le premier synoptique. L’auteur lui-même aurait pu fort bien et en toute légitimité, le présenter sous ce titre à ses contemporains.

Nous voici donc en possession de deux facteurs importans de la composition des synoptiques. Reprenons maintenant nos Évangiles tels qu’ils se présentent sous leur forme canonique pour achever d’en décrire la formation et dire quelques mots des caractères qui les distinguent.

  1. On s’est demandé si l’on pouvait concevoir une telle collection d’enseignemens faisant souvent allusion à des événemens supposés connus sans qu’aucune introduction ou indication historique éclaire le lecteur sur les circonstances signalées ; mais il faut se rappeler qu’à l’époque où cette collection fut écrite, la tradition orale, encore dans sa période de fraîcheur, suffisait parfaitement à cet office. Le fait est, du reste, que, dans les paroles de Jésus reproduites par le premier Évangile, il est des passages tels que X, 23, — XI, 21, — XXIII, 37, faisant allusion à des événemens dont cet Évangile lui-même ne dit pas un mot dans sa partie historique.