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premier évangéliste un Juif endurci et du troisième un paulinien passionné, puisque chacun d’eux avait écrit des passages de tendance fort opposée à celle qu’on voulait lui attribuer. L’école de Tubingue eut le bon sens de ne pas s’opiniâtrer dans ce qu’on pourrait appeler sa « première manière, » et l’on peut dire que dans sa seconde période, ayant elle-même émoussé les angles trop vifs de ses théories favorites, elle a travaillé de concert avec des critiques plus circonspects à l’élaboration du système que l’on peut présenter aujourd’hui comme le plus vraisemblable en lui-même et le mieux fondé en histoire.

Il ne faudrait pas s’imaginer toutefois qu’aucun de ces erremens successifs de la science ait été inutile à ses progrès. Chaque école partait d’un principe vrai, seulement trop étroit, mais qui resta, lorsque, élargi dans une juste mesure, il put se concilier avec d’autres élémens du problème. Ainsi on ne peut pas contester que la tradition orale a fourni le plus ancien mode de transmission des faits qui constituent l’histoire évangélique. Il n’est pas moins certain que les synoptiques ont été rédigés d’après des sources communes. D’autre part, si une critique impartiale ne peut accorder à l’école de Tubingue que nos Évangiles ont été écrits dans une intention de polémique directe, elle doit reconnaître que, composés dans l’intention de reproduire ce que les auteurs savaient de l’histoire évangélique, ils portent néanmoins l’empreinte visible de la tendance du milieu théologique au sein duquel vivaient ces auteurs. C’est donc une face de la question que l’école dont nous parlons a eu parfaitement raison de faire ressortir. Il est bon de se rappeler tout cela. On triomphe trop souvent de ce qu’on appelle les aberrations de la critique. Ceux-là sans doute ne s’égarent pas qui ne sortent jamais de chez eux ; mais c’est à force de s’égarer qu’on finit par découvrir les bonnes routes, et il y aurait quelque chose de décourageant dans l’idée que tant d’hommes éminens et désintéressés auraient multiplié leurs peines et leurs veilles pour n’aboutir qu’à une déception. Heureusement, là comme ailleurs, le travail opiniâtre a fini par obtenir sa récompense.

On se demande peut-être ce que devenait à travers toutes ces variations de la science, acharnée à résoudre le problème des différences et des ressemblances, le problème adjacent de l’authenticité du premier Évangile. Il est facile de comprendre qu’aucune des théories préférées tour à tour ne lui était favorable. L’apôtre Matthieu, témoin oculaire de la vie de Jésus, ne se serait pas fait le copiste ou le traducteur des documens évangéliques imaginés par Eichhorn. Il ne se fût pas résigné non plus à enregistrer passivement les échos de la tradition orale. A Tubingue, on niait l’authenticité pour les raisons que nous avons énumérées plus haut, et