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semblable dans Matthieu et dans Luc, est autrement racontée et autrement comprise par Marc. La liste de toutes ces contradictions de détails serait bien longue à reproduire, et ne tarderait pas à devenir fastidieuse. Voici pourtant un ou deux faits curieux. Marc (X, 46-52) raconte que Jésus, en sortant de Jéricho, rendit la vue à un aveugle qui demandait l’aumône aux passans. Luc (XVIII, 35-43) rapporte identiquement le même fait avec les mêmes circonstances ; mais ce n’est pas en sortant de Jéricho, c’est en y entrant que Jésus aurait opéré cette guérison. A son tour, Matthieu (XX, 29-84) place cette scène, comme Luc, au sortir de la ville ; seulement ce n’est plus un aveugle, c’est deux aveugles que Jésus guérit. Ailleurs Matthieu et Marc font mention des outrages adressés par les deux brigands crucifiés avec Jésus à leur compagnon de supplice. Luc raconte au contraire que l’un de ces deux malheureux montra autant de repentance et de foi que l’autre proféra de blasphèmes. Mais c’est surtout dans les récits de la résurrection que le désaccord est flagrant. Dire ce que l’ancienne harmonistique[1] a imaginé de combinaisons subtiles pour voiler ces contradictions, dont elle s’exagérait l’importance, serait impossible, et l’on est vraiment effrayé de la dépense d’esprit inventif à laquelle se livrèrent, dans ce fallacieux espoir, les plus sérieux, les plus doctes personnages. Aujourd’hui ces tentatives, ridicules à force de gravité puérile, sont complètement abandonnées. Les grands intérêts de la foi en réalité n’en dépendent pas. En revanche, la question littéraire demeure tout entière, et même plus pressante que jamais. A quelle cause faut-il donc attribuer cette simultanéité de ressemblances allant souvent jusqu’à l’identité et de différences allant jusqu’à la contradiction formelle ? Voilà le problème fondamental des synoptiques.

Ce problème est connexe avec un autre. Des trois synoptiques, un seul est attribué par la tradition à un apôtre de Jésus-Christ, à Matthieu, l’ancien péager. Marc et Luc ne pourraient en aucun cas prétendre au privilège de témoins oculaires. Marc aurait été disciple de Pierre, Luc l’un des compagnons de Paul. Leurs récits ne seraient donc, en tout état de cause, que des récits de seconde main. D’avance, par conséquent, on s’attend à trouver le premier Évangile bien supérieur aux deux autres sous le rapport du complet, de

  1. On appelait ainsi l’art fondé sur l’idée de l’infaillibilité littérale des livres saints, qui consistait à arranger les faits de telle façon que chacune des contradictions présentées par les textes se résolût en circonstance particulière et concordant avec les autres. L’un des grands moyens était de recourir à la supposition qu’un même fait avait pu se reproduire plusieurs fois. Dans le cas des aveugles de Jéricho par exemple, on allait jusqu’à prétendre que Jésus avait guéri quatre aveugles près de Jéricho, un d’abord en arrivant, puis un autre en sortant ; un peu plus loin, les deux autres se seraient approchés, de sorte que trois fois la même scène se fût représentée avec les mêmes circonstances et les mêmes paroles échangées de part et d’autre.