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III

Il ne faudrait cependant pas s’y tromper : ce haut patronage exercé par le duc Hermann à la Wartbourg sur les lettres et les arts n’avait au fond rien de naïf. Le seigneur de Thuringe poursuivait un but tout politique. Quand il accueillait les poètes, ces dispensateurs de renommée, avec tant d’empressement et de bonne grâce, quand il attirait à sa cour des visiteurs de toutes conditions, quand, par sa munificence, il inspirait à tous les chevaliers errans, à tous les pauvres ménestrels, le désir d’être de sa maison, quand, par la pompe et la variété de ses fêtes, l’éclat de ses mœurs, la séduction d’une hospitalité princière, il forçait pour ainsi dire les sympathies de ces comtes et dynastes qui ne rêvaient naguère qu’insubordination et prises d’armes, — Hermann savait fort bien ce qu’il faisait, et sa magnanimité, son faste, son dilettantisme n’étaient qu’autant de manœuvres habiles pour consolider et grandir sa position parmi les têtes couronnées. Tandis que la guerre civile dévastait le Rhin, siège de la puissance impériale, les yeux de l’Allemagne entière se portaient sur la Thuringe et sur son chef, qui, au lendemain d’une campagne pleine de revers, avait réussi à rétablir l’ordre dans le pays en même temps qu’il introduisait à sa cour le règne des plaisirs de l’esprit et des amoureuses controverses. Bientôt, à l’exemple d’Hermann, les autres princes engagés dans la querelle de Philippe et d’Othon abandonnèrent la partie, aimant mieux vivre dans leurs châteaux en joyeux burgraves que s’en aller au loin batailler pour les intérêts d’un maître dont le triomphe ne faisait, en définitive, qu’avancer l’heure de leur asservissement. D’ailleurs cette guerre, qui déchirait le sol de la patrie et semblait n’avoir d’autre but que le massacre et le pillage, commençait à rebuter ceux-là mêmes que tentait le plus le goût des aventures et des combats. Une révolution s’opérait à cette époque dans les mœurs des champs de bataille, la barbarie des anciens jours était passée de mode. Sous la double action civilisatrice des croisades et de la poésie, la force brutale, insensiblement policée, s’était transformée en cette valeur éprise d’idéal qui caractérise la chevalerie.

Dans ces châteaux-forts où ne retentissait jadis que le choc des armures, d’aimables chants désormais se faisaient entendre que les princes eux-mêmes et les hauts barons se plaisaient à redire, gai-savoir auquel empereurs et rois prétendaient être initiés. Les aventures de la Table-Ronde, les miracles du Saint-Graal servirent de thème à cette poésie où vibrait incessamment la note amoureuse, et qui de l’Elbe au Rhin, de la Mer du Nord aux Alpes, charmait