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d’Eschenbach, rude jouteur, imperturbable en la riposte et d’une tête si fertile en spécieux argumens, d’un talent si plein de ressources, que le vieux maître hongrois, poussé à bout, se voit contraint de susciter le diable Nasian, lequel fort à propos lui vient en aide sous les traits d’un jeune et facétieux théologal discourant à perte de vue sur la présence réelle, sur l’abus des indulgences, la cupidité, la luxure des moines, et autres textes devenus plus tard les grands chevaux de bataille du protestantisme, mais dont la discussion prématurée pouvait bien n’être point sans danger à cette époque, et que l’avisé Klingsor estime plus expédient de mettre dans la bouche du narquois esprit des ténèbres. Quel que soit le nom qu’on donne aux arts qu’il employa, Klingsor gagna la partie et fut assez heureux, après sa victoire, pour rétablir le bon accord dans le camp. Émerveillé de cette omniscience, profondément impressionné par cet ascendant irrésistible devant qui fléchissait l’orgueil même des poètes, Hermann ne négligea rien pour fixer à sa cour un si puissant génie ; mais Klingsor, que sa reconnaissance, non moins que ses intérêts, attachait au roi de Hongrie, dut refuser ses brillantes offres, et partit comblé des présens du landgrave.

Cette lutte tragique de la Wartbourg provoque tout d’abord une question. Qu’était-ce que cette poésie des ménestrels allemands ? Une sorte de logomachie nombreuse et rimée, une improvisation à outrance. J’ai vu l’été dernier en Hollande une curiosité dont tout le monde a entendu parler. Deux oiseaux réputés célèbres dans le pays, deux virtuoses par excellence sont mis en présence, l’un attaque du gosier, l’autre à l’instant riposte, et sous les yeux d’une foule de parieurs, juges du camp, la partie s’engage acharnée, frénétique, implacable, un duel à mort avec ses péripéties et ses angoisses, j’allais presque dire ses larmes, car c’est en effet une vraie pitié quand l’un des deux pauvres petits, épuisé de force, à bout de trilles et de gammes chromatiques, se raidit tout à coup et meurt exhalant sa vie avec sa dernière fanfare. De même chez ces poètes du moyen âge plus rapprochés que nous de la nature, l’effort physique dut prévaloir. Dans ce défi qu’ils se lancent, la satisfaction telle quelle du point d’honneur importe seule. Leurs vers n’étant pour la plupart que des armes courtoises forgées expressément pour la victoire, la belle affaire quand ils sortiraient quelque peu ébréchés d’une rencontre ! L’improvisation, je le répète, semble être l’unique loi de ces étranges rapsodes. Ils passent leur vie à ergoter sur des mots : Weib ou Frau ; lequel des deux sied le mieux pour célébrer la femme ? lequel est le plus noble titre ? Walther de Vogelweide n’hésite pas à se prononcer en faveur du mot Weib, mais de son côté Henri de Meissen se déclare hautement