Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/546

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Eldorado la Prusse vînt planter sa forteresse ? Regardez sur la carte cette langue de terre que découpent les bastions d’Erfurt. Le Petersberg livre à la Prusse le beau jardin de la Thuringe ; de ce paradis terrestre, Berlin a la clé dans sa poche, comme saint Pierre a la clé du ciel. Plus haut, sur la montagne, la vue d’une fabrique d’armes vous avertira que vous foulez de nouveau le sol prussien, et tandis qu’Erfurt, hérissé de canons, s’étend comme un bras dont le coude est ployé, Suhl, avec sa manufacture d’engins de guerre, vous apparaît comme un gantelet de fer insolemment jeté pour le défi. — Pas un de ces coins ignorés, de ces nids humains cachés sous la mousse, où, depuis la réformation, l’esprit de libre examen, source de toute science, n’ait maintenu intacts ses droits. Chacune de ces résidences possède sa bibliothèque, son cabinet d’histoire naturelle, son jardin botanique et zoologique, son musée, son théâtre. Les bibliothèques de Weimar, de Gotha, comptent parmi les plus recommandables. Cobourg a sa collection d’estampes, Gotha son cabinet de médailles, et l’époque n’est déjà pas si loin de nous où la modeste cité d’un Charles-Auguste fut la capitale intellectuelle de l’Allemagne, une sorte de Mecque hantée par toutes les caravanes du bel esprit. Il ne s’agit pas de ravaler l’action de ces petits pays, de toujours nous venir parler de ces principicules ; il faut bien constater que Weimar a fait à l’époque dont nous parlons ce que ni Vienne ni Berlin n’ont pas toujours su faire. Procurer l’indépendance et le bien-être aux hommes qui par leurs chefs-d’œuvre allaient conquérir à la langue allemande tous les cœurs de la nation, n’était-ce pas travailler en définitive pour la grandeur future, l’unité et la liberté de l’Allemagne ? Il ne viendra sans doute à l’idée de personne de vouloir établir que Goethe et Schiller, Wieland et Herder, en écrivant, n’aient point regardé quelque peu au-delà des montagnes de la Thuringe. Leur action, comme leur renommée, n’était point de nature à se circonscrire entre les frontières d’une principauté. Et cependant ces existences en quelque sorte européennes, ces œuvres qui se suffisent si bien à elles-mêmes, notre imagination aime à les compléter par le tableau des sites qui les ont vues naître, se développer. La contrée d’Ilmenau me rappelle certain paysage de Wilhelm Meister, et je m’attends presque à rencontrer dans la petite ville le brave homme qui a servi de type à l’apothicaire de Hermann et Dorothée. Rien d’indifférent pour le curieux dans ces mille détails qu’on récolte en passant. Je relis Tasse et Iphigénie, et je trouve à ces deux ouvrages un nouvel intérêt au sortir d’une conversation sur les rapports de Goethe avec la duchesse Louise et Mme Charlotte de Stein. Et puis ici l’émotion vous gagne vite, les larmes vous viennent aux yeux, sait-on