Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/521

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

simplement travailler pour la gloire ; aujourd’hui, grâce au progrès des temps, les choses ont changé d’aspect, et rien n’empêche un directeur intelligent de faire de son théâtre la grande salle du musée du Louvre. J’entrevois d’ici les Noces de Figaro et la Flûte enchantée relayant sur l’affiche les Huguenots et l’Africaine, Idoménée et Fidelio faisant, comme à Vienne, comme à Berlin, des lendemains à Guillaume Tell.

Revenons à Don Juan. À ce concert d’éloges que M. Faure a mérité, aux applaudissemens qui de toutes parts l’ont accueilli, diverses critiques se sont mêlées. Ainsi j’entends qu’on lui reproche de négliger les grands côtés du personnage, de trop se complaire aux surfaces, de chercher de préférence la grâce familière, le tour aimable et galant, d’être, en un mot, plus damoiseau que grand seigneur, plus pastel que tableau, plus Joconde que don Juan. Il manque d’autorité, dit-on, fait trop la cour ; on peut lui résister : il magnétise, ne domine pas. J’estime qu’il y a du vrai dans ces critiques, mais qu’il ne faudrait pas non plus s’en exagérer l’importance. Sans doute M. Faure, par momens, ne se distingue point assez de la race des coureurs d’aventures, il est trop un homme comme tout le monde, son don Juan n’a pas conscience du droit que la nature a mis en lui ; mais là pour nous s’arrête l’objection. Le don Juan ténébreux, satanique, est une invention du byronisme ; Mozart, tout lumière, ignore cet art de pousser au noir, son fantastique même est humain ; l’apparition du commandeur, en qui nous voyons un fantôme, n’est qu’un fait purement et simplement psychologique, c’est la conscience du libertin traduite au jour et dramatiquement analysée, la reproduction du conflit qui se passe au fond de tout individu en révolte contre l’ordre social. À ce compte, l’interprétation de M. Faure se rapprocherait beaucoup plus qu’on ne pense du type créé par Mozart, et si le comédien, modifiant son jeu, creusait davantage la pensée du rôle, affirmait une bonne fois le droit de son héros, fût-ce même aux dépens de certaines prouesses, faites d’ailleurs de l’air le plus galant, il toucherait de bien près à la perfection, car, on ne doit pas se le dissimuler, M. Faure chante cette musique comme jamais elle ne fut chantée. Quelle différence entre la version de ténor et la note ainsi fièrement, virilement maintenue dans la gamme où l’écrivit Mozart ! Il semble que cette voix, mâle et flexible à la fois, onctueuse et puissante, restitue au personnage, nécessairement énervé par les transpositions, son vrai caractère dramatique. Et comme toute l’exécution musicale y gagne en plénitude ! comme la résonnance générale profite de cette émission grave et tonifiante du baryton, dont le suc nourricier s’infiltre partout dans les ensembles. Voir l’admirable quatuor du premier acte, tout le grand finale, le trio du balcon. Nous l’avons déjà dit et ne saurions trop le répéter, un des plus précieux avantages de la voix de baryton est de donner à la partie d’Ottavio tout son relief. Faites chanter Don Juan par un ténorino, et vous n’avez presque plus que des voix blanches dans cet ouvrage d’une