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Rubini savait fort bien qui était Mozart et qui était Beethoven. Il ne prenait pas le Pirée pour un homme, se gardait de confondre la Sonnambula avec Fidelio, le Pirate avec don Juan. Professant au fond de l’âme un immense respect pour les maîtres, il connaissait les styles, distinguait, nuançait ; la manière dont il déclamait l’Adélaïde par exemple n’avait rien de commun avec son interprétation tout italienne, presque fleurie, d’il moi tesoro. Si l’acteur parfois chez lui se montrait peccable, ces défaillances tenaient à certaines gaucheries de sa nature, et d’ailleurs n’empêchèrent jamais le sublime pathétique d’être atteint au moment voulu. L’homme qui à la Grisi essayant de plaisanter Mozart imposait paternellement silence en murmurant : Giulia, non parla politica, cet homme-là, le plus grand chanteur du monde, n’était point, il s’en faut, un imbécile.

Tempi passati ! Les héros du Théâtre-Italien ont emporté avec eux leurs secrets. Adieu la tradition ! plus personne pour maintenir désormais l’autorité des textes ! — Et c’est en ceci que l’entreprise de l’Opéra devait rencontrer toutes les sympathies. Il y avait à réhabiliter le chef-d’œuvre. Quelle scène mieux que notre grand théâtre lyrique pouvait suffire à pareille tâche ? Où trouver pour l’explosion du premier finale un orchestre et des chœurs plus entraînans, pour l’épisode fantastique de la statue un cadre plus grandiose ? « C’est la poésie, c’est la peinture, le chant, la musique et le spectacle ! Rassemblez-moi dans une même soirée ces arts divers, ces divers élémens de jeunesse et de beauté, et vous aurez une fête à laquelle aucune autre ne se peut comparer[1]. » Comment ne pas applaudir à ces décors, à ces costumes, à ces danses, si tout cet éblouissement des yeux profite à la musique ? O prodige ! on s’amuse à l’Opéra, et c’est Mozart qui fait les frais de la soirée ! les danses ont cessé, et les loges, au lieu de se vider, restent pleines, et le public, l’oreille tendue, le cœur frémissant, écoute la scène du commandeur et s’étonne, — lui le scepticisme et la frivolité, — de découvrir tant de sublimité dans cette espèce de plain-chant qu’il n’avait jusque-là point jugé digne de son attention. J’admets que la magnificence du spectacle entre pour une large part dans le miracle : il n’en est pas moins vrai que Don Juan réussit aujourd’hui à l’Opéra, fait salle comble, et que toute cette foule, fût-elle d’ailleurs, — ce que je nie, — uniquement venue là sur l’attrait de la fantasmagorie théâtrale, quitte la place en rêvant confusément aux merveilles de la partition. On est d’abord venu pour les décors, les danses et la mise en scène ; on reviendra pour la musique ; à l’Opéra, c’est le train ordinaire des succès. Et qui nous dit que cette illustre tentative n’aura point d’autres résultats, que, dans une rénovation du répertoire que les circonstances commandent, les chefs-d’œuvre de l’art classique n’ont pas à apporter un immense contingent d’honneur et d’argent ? Jadis monter Mozart à l’Opéra, c’était tout

  1. Goethe, Bei Eckermann, t. III, 63.