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maintenant. L’artiste crée, l’esprit des siècles interprète, variant, modifiant ses points de vue selon telle ou telle influence climatérique. Le goût a beau changer, l’œuvre du maître persiste. On y revient toujours, grâce à cette force d’attraction qu’elle possède, à cette vitalité d’abord latente, et qui, de plus en plus manifeste à travers les âges, répond à tous les besoins de notre intelligence, si mobile, si ondoyante qu’elle soit. Quand cessera-t-on d’écrire sur les peintres de la renaissance, de commenter Dante et Shakspeare, Mozart et Beethoven ? Tout semble avoir été dit, tout est à redire ; de là ces traductions qui se succèdent, ces analyses, ces paraphrases, lorsqu’il s’agit d’un poème comme Faust, la Divine Comédie, — ces reprises lorsqu’il s’agit d’un opéra comme Don Juan, — qui viennent, à des intervalles de dix, quinze années, témoigner d’une imperturbable puissance de signification. Une génération peut se tromper, mais deux, mais trois, mais quatre !

Ce qui rend le Don Juan du Théâtre-Italien désormais impossible, c’est justement ce complet oubli, disons mieux, cette ignorance absolue du sens intime de l’ouvrage, ce train banal, ce sans-façon, cette désuétude. Point de vue d’ensemble, le tissu de la partition se délabre, s’effiloche par morceaux, quelques-uns, à la vérité, proprement chantés, mais comme au concert et sans le moindre souci d’un idéal quelconque. Molière joué au pied-levé par des comédiens ambulans ne produirait pas sur vous d’effet plus lamentable. On se tromperait pourtant à croire que les choses se soient toujours passées de la sorte ; Allemande de naissance, — ce qui, pour aborder Mozart, sera toujours un avantage, — très grande dame en son particulier, voyant la fleur des beaux esprits et des artistes de son temps, la Sontag n’avait qu’à se laisser aller. On n’est pas la dona Anna qu’elle fut sans comprendre. Voyez-la dans le beau portrait que Paul Delaroche a fait d’elle, son masque à la main, enveloppée des mille plis du domino de satin noir, pâle, rêveuse, encore vibrante des émotions de cette ineffable musique dont les derniers accords l’ont pour un instant apaisée, — halte charmante où l’artiste a surpris son modèle entre deux étapes de douleur, attitude pensive et recueillie qui, bien autrement que les poses tragiques, les airs de haine, nous racontent l’intelligence d’une cantatrice ! Ai-je besoin de parler de Lablache, de ce génie à tout venant, de cette force d’impulsion à laquelle sur la scène, autour de lui, nul n’échappait ? « Le 39e est là, je dors tranquille ! » La présence de Lablache quelque part suffisait pour rassurer son monde ; il était à lui seul un régiment, une troupe. Jouait-il Leporello, l’esprit de Mozart le possédait. De la compréhension il en avait pour soi et pour les autres : pour la Grisi, belle, passionnée, dramatique, mais d’une capacité d’intuition très limitée ; pour cet excellent Tamburini chantant don Juan avec la rondeur d’un père noble ; dirai-je aussi pour Rubini ? Non, car Rubini valait par lui-même, et son intelligence n’était point au-dessous de son art.