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ait été au fond du personnage, mais elle en saisit la portée, insiste sur les grandes lignes, et sa merveilleuse voix fait le reste. Elle n’est peut-être pas toute la tragédienne qu’il faudrait, elle est toute la cantatrice. Le premier soir, elle avait dès le début de l’introduction, par son entraînement, conquis le public, et ces riches promesses du début, la suite des représentations les a confirmées. Dans le récitatif et l’air de vengeance, dans le finale, le sextuor, Mme Marie Saxe se maintient à la hauteur du rôle. Réflexion d’artiste ou tempérament de virtuose, peu importe ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle réussit et qu’on peut dire d’elle ce mot, le plus beau des éloges : c’est une dona Anna.

Nous parlions de certaines affinités existantes entre Mozart et Shakspeare. N’est-ce pas aussi un petit-cousin de Falstaff, ce Leporello placé là avec un art si fin pour représenter ironiquement la vie matérielle en regard de l’idéal ? Ce type de poltronnerie, de goinfrerie, partout engagé dans l’action, y répand une joyeuseté humoristique qui ne contribue pas peu à faire de cet opéra de Don Juan l’une des pièces les plus complètes du théâtre ancien et moderne. Leporello est de sa nature un modèle de couardise : sauver sa peau, voilà partout et toujours sa préoccupation unique. Sitôt hors d’affaire, le bonheur de se sentir vivre lui porte à la tête et le rend présomptueux ; mais à la moindre apparence de danger la peur le reprend, — cette peur proverbiale du lièvre dont il tire son nom. Et c’est un tel héros que la moquerie du destin attache aux pas du plus audacieux aventurier, d’un homme dont la bravoure insulte au danger et le provoque sous toutes ses formes ! Cette qualité, le courage, la seule que son maître lui donne en exemple, Leporello se garde bien de l’imiter. En revanche, il a tous les vices de don Juan, ou plutôt il a les velléités de ces vices, car l’énergie lui manque, à ce pauvre homme, pour affirmer le mauvais côté de sa nature. En route vers le crime, il s’arrête à mi-chemin, s’agenouille piteusement, et n’en vaut guère mieux, — du reste beau diseur, possédant à fond l’art des grandes manières et parfait enjôleur de filles. C’est au complet la charge du héros : même absence de sens moral ; seulement, chez le valet, des résipiscences banales à tout bout de champ, des paraphrases de casuiste, — d’où le comique du personnage, — patelines condoléances à l’endroit des pauvres victimes ou rodomontades de vertu dont une bourse d’or prestement ramassée ou même une simple menace de l’épée a sur-le-champ raison ! De sa terrible couardise, Leporello a conscience et n’en est que plus amusant. Aussi dans l’occasion les pleurnicheries ni les génuflexions ne lui coûtent, quitte à rire in petto de la bonté d’âme de ceux qui le laissent s’échapper. En somme, le mépris des honnêtes gens n’est point ce qui l’embarrasse, et de beaucoup il le préfère aux coups de bâton. Pourquoi des préjugés ? Il se sait si petit, si mesquin ! Dans le sextuor, pendant que sous son déguisement il s’humilie, de quel puissant effet s’accroît la scène ! quel relief nouveau prête à la grandeur morale des ennemis de don Juan la plainte de ce