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ne faut-il pas qu’il y ait dans cette conception pour animer tant d’imaginations, poèmes, récits, contes fantastiques, études critiques et commentaires, qui lui empruntent leur raison d’être ! Don Juan, comme la Divine Comédie, a engendré toute une littérature à côté, qui chaque jour va s’augmentant. De tels monumens sont l’œuvre des siècles ; on y sent à chaque instant la collaboration du genre humain. Ce mince filet d’eau de la légende primitive, ramassant dans son cours ruisseaux et fleuves, est devenu à travers le temps l’immense torrent où grondent et mugissent les puissances élémentaires de l’être. Combien sommes-nous loin du naïf programme qui, sous diverses formes, ravissait au troisième ciel le public des théâtres de marionnettes : les amours, les crimes et la fin terrible du seigneur don Juan, le libertin châtié, il dissoluto punito ! Ce sujet de complainte arrivait à Da Ponte après avoir passé de Tirso de Molina à Molière, de Molière à Goldoni. L’abbé vit-il en cette circonstance au-delà du simple horizon ? J’en douterais presque, et pourtant dans ce cycle de scènes offertes à l’imagination du musicien que de variété, de pittoresque, d’émotion, de vrai drame ! On peut dire que tout le monde avait depuis des siècles sous la main la chronique du prince Hamlet et la légende du magicien Faustus ; mais pour faire du don Juan traditionnel cette œuvre que le génie humain revendique comme sienne, il fallait à Mozart la conception préliminaire d’un Lorenzo Da Ponte.

Je recommande aux esprits curieux de raretés littéraires et musicales un certain ballet de Don Juan, mis en musique par Gluck. C’est là qu’il faut voir ce qu’était devenue cette grande fable dramatique lorsque Da Ponte conçut l’idée de la remanier pour Mozart. Dans cette rapsodie dont je parle, l’épisode du commandeur est seul en question. Rien de dona Elvire, de don Ottavio, de Zerline, de Mazetto, personnages inventés plus ou moins par l’abbé librettiste, mais dont le type, à coup sûr, n’existe ni chez Tirso de Molina ni chez Goldoni. Prétendre, ainsi qu’on l’a fait au Théâtre-Lyrique, combiner la pièce de Molière avec la partition de Mozart, c’est vouloir fusionner deux élémens qui s’excluent : la littérature française du XVIIe siècle et le génie musical Italo-germanique du XVIIIe. Les chefs-d’œuvre sont en général de grands seigneurs qui ne se déplacent point. La musique de Mozart aime à rester chez elle, et la prose de Molière ne va pas en ville. On croit être plus exact, on se trompe. Il fallait, pour être absolument exact, se servir du récitatif au piano, ou, ce qui revient au même, se contenter d’en soutenir la note au quatuor, comme on fait à l’Opéra. Retournons pour un moment au ballet de Gluck. Chose étrange aujourd’hui de penser que, trente ans avant Mozart, l’auteur d’Armide et d’Iphigénie composa pour Vienne un Don Juan ! Si j’en crois d’excellens juges, cette partition serait loin d’être médiocre. On y trouverait au contraire, comme dans Orphée, des mélodies pleines de charme, de suavité, et quant à la dernière scène, représentant don Juan aux enfers, Gluck n’aurait jamais rien