Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/502

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

marie lui-même les deux amans en se chargeant d’écarter tous les obstacles qui pourraient retarder leur bonheur et les embarque pour l’Angleterre. Cela fait, il monte sur un écueil nommé la Chaise Gild-Holm-Ur, que la marée montante recouvre chaque jour de son flot et sur lequel il avait coutume de s’asseoir autrefois durant ses heures de rêverie. De là il suit des yeux le vaisseau qui emporte les deux amans, et au moment où le navire n’est plus qu’un point noir à l’horizon, une dernière vague passe sur la tête de Gilliatt et le cache sous l’abîme en même temps que l’écueil.

Ce suicide est bien d’accord avec le caractère que le poète a donné à son héros : la mort de Gilliatt est énergique et muette comme sa vie. Cette conclusion a soulevé de nombreuses récriminations et a valu à l’auteur le reproche d’immoralité. Nous avons peu de goût pour ces accusations à outrance ; cependant nous n’oserions dire que ces reproches sont mal fondés. Cette résolution tragique commence par faire mal, puis elle indigne et révolte comme un acte de sottise. Oh ! oui le poète a raison, il y a une fatalité qui sort de notre propre cœur, et Gilliatt en est la preuve, car de tous les accidens qui l’ont atteint et trompé, aucun ne l’a dupé aussi profondément que son propre cœur. Il se tue parce qu’il lui faut renoncer à Déruchette ; mais, s’il se donnait une heure de réflexion, ne comprendrait-il pas qu’en cette histoire celui qui perd en apparence est celui qui en réalité gagne le plus ? Le bénéfice moral le plus net, le plus clair, le plus désirable de cette aventure, c’est lui qui l’a conquis. Il a perdu Déruchette, il est vrai ; mais dans l’amour qu’il a ressenti pour elle, dans les entreprises où il s’est engagé pour l’obtenir, dans les épreuves qu’il a surmontées, il a gagné de dépouiller sa chrysalide sauvage, de faire la découverte de son âme, de s’exhausser au-dessus de lui-même. La fatalité n’a pas été pour lui cette marâtre impitoyable que nous montre le poète, car elle lui a donné en noblesse ce qu’elle lui a fait perdre en bonheur. Et c’est à ce moment de victoire morale que Gilliatt renonce à la vie ! Ce suicide a le mérite de fournir une conclusion fort dramatique, mais certainement il diminue le héros.

Tel est ce livre vigoureux et simple, aux lignes austères, aux sombres peintures, où, en dépit des quelques imperfections qu’on peut y signaler, le grand poète a montré que sa main avait encore toute sa puissance. Si la renommée du maître avait par hasard souffert de ses précédentes productions, la voilà bien vengée par cette nouvelle victoire ; mais ce n’est pas seulement le poète que venge cette victoire, c’est aussi tous ceux qui n’ont pas voulu désespérer prématurément de son génie et se mêler au chœur des malveillans.


EMILE MONTEGUT.