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les phases du maussade phénomène ont été suivies et rendues avec la fidélité la plus scrupuleuse, toutes les ressources du coloris le plus savant ont été mises en œuvre pour reproduire les plus imperceptibles nuances de l’incolore.

Le naufrage de la Durande a ruiné de fond en comble mess Lethierry. Cependant son malheur n’est pas sans espoir ; des matelots viennent lui dire que le bateau seul a péri ; quant à la machine, elle est tout entière intacte. Si la machine peut être arrachée aux écueils qui la gardent et à la mer qui va lentement la ronger, la perte de mess Lethierry est relativement insignifiante ; mais qui donc serait assez hardi pour aller opérer ce sauvetage périlleux et jugé presque impossible par les marins les plus expérimentés ? — Celui-là, je l’épouserais, s’écrie Déruchette. — Déruchette l’épouserait, répète mess Lethierry. — Gilliatt entend ces paroles ; sans mot dire, il s’embarque sur sa panse hollandaise et se dirige sur l’écueil des Douvres.

Cet épisode du sauvetage de la machine à vapeur, qui occupe plus d’un tiers du livre, est destiné, dans la pensée de M. Hugo, à nous en présenter la donnée philosophique. Cette donnée est ancienne, mais de portée immense, et parmi tous ces éternels lieux communs de la philosophie et de la poésie qui dominent les ingénieuses combinaisons de l’imagination individuelle, autant que les lois de la nature dominent les caprices de la volonté, il n’en est pas de plus capable d’inspirer les chefs-d’œuvre. Il y a dans cette donnée une telle puissance, qu’on ne peut penser à une conception poétique soutenue par elle sans songer à ces nymphes antiques enlevées par les génies ailés des vents, et qu’il semble qu’elle doive être emportée et maintenue jusqu’aux sommets les plus inaccessibles de l’art, sans plus d’effort que Flore et Orythie sous les souffles d’Eole et de Borée. C’est cette idée qui fait le fond de l’une des plus grandes œuvres poétiques du monde, l’Odyssée d’Homère, de l’une des plus simples et des plus nobles créations du génie anglais, le Robinson Crusoë de Daniel de Foë, et qui a inspiré à Pascal quelques-unes de ses plus hautes pensées : la lutte de l’homme contre les élémens déchaînés, la supériorité du roseau pensant sur les forces effroyables de la matière ennemie.

Nous ne pousserons pas la flatterie jusqu’à dire à M. Victor Hugo qu’il s’est élevé à la hauteur d’Homère, ni même qu’il a égalé Daniel de Foë ; mais sa forte imagination a su tirer de ce fécond lieu commun des scènes d’une énergie et d’une âpreté saisissantes. Cela est grandiose plutôt que grand, tourmenté, bizarre, compliqué plutôt que simple ; le dictionnaire de la marine et le manuel du parfait mécanicien y jouent un trop grand rôle ; malgré tout,