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tâtonnemens laborieux et toutes les incertitudes où M. Hugo le laisse trop longtemps engagé.

Ce premier volume est employé tout entier à poser les personnages principaux, qui sont au nombre de quatre : un petit pêcheur, Gilliatt, enfant rêveur et héroïque ; mess Lethierry, demi-bourgeois de Guernesey, constructeur du premier bateau à vapeur qui ait fait la traversée entre la côte de France et les îles de la Manche ; sa nièces Déruchette, et enfin le sieur Clubin, contremaître de la Durande, le bateau de mess Lethierry. De ces quatre personnages, le plus original est Gilliatt, une des plus heureuses et des plus sympathiques créations de Victor Hugo. Il est bien posé, quoique un peu longuement, et les yeux de l’imagination n’ont aucune peine à se figurer cet enfant sauvage, la crinière au vent, le visage tanné et hâlé par le soleil et l’air de la mer, sans beauté plastique d’aucune sorte, mais avec une expression de physionomie énergique et douce à la fois, et de grands yeux curieux et rêveurs, La situation que lui avait faite la destinée était des plus bizarres. Élevé par une femme que le vent de la révolution française avait jetée dans les îles normandes, Gilliatt resta seul après sa mort, sans autre appui que lui-même et sans autres ressources que le petit héritage de sa protectrice. Il grandit dans l’isolement, et en même temps que lui grandissait sa mauvaise réputation, qui lui était aussi impitoyablement unie que l’ombre est unie au corps. Gilliatt passait pour sorcier, on le tenait même généralement pour cambion ou marcou, c’est-à-dire pour enfant du diable ou engendré sous une influence surnaturelle. Il est inutile de dire qu’il ne méritait en rien cette réputation, et que son seul crime était de se trouver placé dans une de ces conditions défavorables où les hommes se croient le droit de tout faire contre leur prochain, parce qu’ils en ont le pouvoir, vérifiant ainsi à leur insu la beauté de cette maxime de quelques philosophes modernes : la force est identique au droit. En effet, Gilliatt n’était-il pas seul au monde, sans défense et sans protection, et puisque la tâche de l’écraser se trouvait facile, n’était-elle pas légitime ? Toutes les conjectures étaient permises contre quelqu’un dont on ignorait l’origine, qui habitait une maison visionnée, c’est-à-dire hantée par les spectres, dont l’humeur farouche, intraitable, insociable, fuyait la malveillance et l’inimitié de ses semblables, et qui était méchant au point de prendre parti pour un âne battu contre un paysan brutal, ou de remettre en liberté des oiseaux que des enfans espiègles se disposaient à plumer vifs. Ajoutez à cela qu’il était observateur très fin des phénomènes de la nature, d’esprit ingénieux et sagace, fertile en ressources, et que, trouvant moyen de se passer de tout le monde, il enlevait ainsi