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lui arrivait-il de parler bien plus souvent de Dieu que des dieux. Enfin il respectait les oracles, mais il avait le sien, qui ne se faisait entendre qu’à lui seul, un véritable Privatorakel, comme dit M. Zeller. Cette révélation mystérieuse et exclusivement personnelle, dont il invoquait sans cesse l’autorité, irritait d’autant plus les susceptibilités ombrageuses des orthodoxes qu’elle ne venait d’aucun dieu distinct, d’aucune déesse, d’aucun démon. Il faut décidément renoncer à cette expression inexacte : le démon de Socrate. On eût pardonné à Socrate d’avoir un démon, puisque chacun avait le sien de son temps ; mais lui, il n’en avait pas, et c’était un tort si grave aux yeux de ses ennemis que ses extravagances démoniaques, non son démon, furent l’un des trois chefs principaux de son accusation. Il est aujourd’hui démontré jusqu’à l’évidence que le guide intérieur de Socrate n’était qu’une voix, un signe, quelque chose d’indéterminé, qu’il ne personnifiait pas, et qui, mettant le philosophe directement en rapport avec l’intelligence divine, en dehors de toutes les formes consacrées, constituait alors la plus énorme et la plus audacieuse innovation. Or qu’on réfléchisse que cet hérétique, en même temps qu’il imposait par son caractère de sage inspiré, captivait l’attention des esprits d’élite et les conduisait par ses interrogations à des affirmations en morale et en théologie, qu’on se souvienne qu’il enseignait gratuitement et partout, au gymnase, sur l’agora, sur la borne du carrefour, et l’on reconnaîtra que jamais hérésie ne fut plus redoutable que la sienne.

Aussi M. Cousin et M. Grote disent-ils pareillement que, s’il faut s’étonner de quelque chose, c’est que Socrate n’ait pas été condamné vingt ans plus tôt. M. Grote croit expliquer cette longue patience des Athéniens par une certaine tolérance relative. Cependant cette tolérance eût-elle été possible, si, comme le soutient M. Grote, l’interrogation socratique n’eût été qu’un instrument de négation et de destruction, très puissant à exercer l’esprit et par là d’une incontestable excellence, mais sans portée dogmatique et sans lien quelconque avec l’enseignement moral et religieux du maître ? L’interrogation, telle que la pratiquait Socrate, avait pour but la maïeutique, c’est-à-dire l’accouchement des esprits, et Socrate, quand il se faisait accoucheur, prétendait que l’intelligence sur laquelle il opérait mît au jour une vérité et non un pur néant. Seulement les vérités qu’il suscitait du sein des âmes étaient médiocrement orthodoxes. Là fut la cause de sa mort comme la source de sa gloire ; mais ses idées n’étaient qu’hétérodoxes, et là est l’explication de sa longue impunité. Pendant que son hérésie blessait bien des consciences, ses leçons religieuses, où le passé se transformait et se maintenait en partie en s’épurant, en satisfaisaient