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crédule que les Grecs ; aucun ne posséda au même point le pouvoir de donner la vie extérieure aux objets de son imagination et de réaliser, selon l’heureuse expression de M. Grote, « un passé qui ne fut jamais présent[1]. » Et néanmoins aucun autre ne mêla plus tôt les méfiances et les réserves du bon sens aux effusions naïves d’une crédulité superstitieuse. Cette disposition complexe se trahit déjà dans les poésies homériques, où les dieux eux-mêmes, tantôt en s’adressant mutuellement d’amers reproches, tantôt en riant aux éclats de la déconvenue de Mars ou de la difformité de Vulcain, semblent philosopher à leurs propres dépens et frayer imprudemment la voie aux bouffonneries d’Aristophane, aux hardiesses agressives d’Euripide et à la mâle et calme critique de Platon[2].

Un pareil peuple n’avait pas besoin que la philosophie lui vînt du dehors : les semences en étaient en lui, et il les déposa dans toutes les œuvres de son génie, où elles germèrent rapidement. Les influences étrangères, qu’on ne peut d’ailleurs révoquer en doute, ne firent qu’exciter cette fécondité naturelle et incomparable qui produisait de son fonds alors même qu’elle ne croyait qu’imiter ou reproduire. À ce sujet s’est élevée une des plus intéressantes questions qui aient exercé la sagacité de la critique moderne. L’illustre symboliste Creuzer avait cru découvrir dans la théologie des mystères l’origine de la plupart des idées religieuses et philosophiques des Grecs. D’après son hypothèse, une ancienne corporation de prêtres venus de l’Égypte ou d’un point quelconque de l’Orient avait transmis aux Grecs — encore barbares — des conceptions théologiques, physiques et historiques enveloppées du voile des symboles. Plus tard, ces doctrines, qui étaient relatives à Dieu, à l’homme, à sa destinée future, et qui contenaient un monothéisme épuré, furent traduites, non plus en symboles figurés, mais en langage symbolique ou allégorique. Les poètes s’en emparèrent alors et les changèrent en mythes épiques ou narratifs, dans lesquels le sujet primitivement symbolisé s’effaça, tandis que les mots allégoriques étaient pris désormais au sens littéral. Ainsi fut perdue pour le grand nombre des esprits la signification de la doctrine antique. Elle ne fut conservée claire et complète que dans certaines familles de prêtres, dans les sectes orphiques et dans les mystères d’Eleusis et de Samothrace, qui ne la communiquaient que sous la forme de l’initiation et sous la condition du secret. De cette hypothèse très habilement développée, il résulte que la philosophie grecque remonte à des origines de beaucoup antérieures à

  1. Histoire de la Grèce, traduction de M. Sadous, t. Ier, p. 49.
  2. C’est ce qu’avait fait remarquer un regrettable écrivain, M. Binaut, dans une étude sur Homère et la philosophie grecque. — Revue du 15 mars 1841,