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vous ferez ses esclaves. Dukadgin, amène-moi ici mon fils, ce fils charmant, afin que je lui donne mes avis. — Fleur abandonnée, fleur de mon amour, prends avec toi ta mère et prépare trois de tes meilleures galères. Si le Turc le sait, il viendra pour s’emparer de toi, et il insultera ta mère. Descends vers la plage : là est un cyprès sombre, triste. Lie le cheval à ce cyprès et déploie mon drapeau sur mon cheval aux vents de la mer, et à mon drapeau pends mon épée. Le sang des Turcs est resté sur le tranchant, et là dort la mort. Sous l’arbre noir, les armes du guerrier redouté resteront-elles muettes ? Quand souffle la bise furieuse, le cheval hennit, le drapeau flotte au vent, l’épée résonne. Le Turc l’entendra, et, tremblant, pâle, attristé, il reculera en pensant à la mort. »


Ce chant contient un tableau exact de la situation de l’Albanie à la mort de Scander-Beg, et il semble un écho des paroles désolées que Lech Dukadgin adressa au peuple. Égaré par la douleur, Dukadgin arriva sur la place publique (17 janvier 1467) en s’arrachant la barbe et les cheveux. « Accourez, disait-il, chefs des Albanais et des Macédoniens. Il est tombé le rempart qui protégeait l’Épire, toute espérance s’est éteinte avec un seul homme ! » Scander-Beg, qui prévoyait les conséquences de sa mort, aurait pu, lui qui avait bravé l’ennemi dans tant de combats, avoir le sentiment que lui prête le poète, le regret de quitter la vie dans un moment où le sort de son pays dépendait de son existence. J’ignore si, comme l’affirme le chant, sa femme Donica, de l’illustre maison des Topia, se réfugia dans l’Italie méridionale ; mais il est certain que son fils Jean et que sa fille Irène y cherchèrent un asile avec plusieurs parens ou amis de Scander-Beg. Les Albanais n’ont pas les instincts égalitaires des Hellènes ; ils attachent au contraire beaucoup d’importance à l’ancienneté des races. Aussi parmi les familles établies en Italie plusieurs se glorifient-elles des liens qui les rattachent au héros de leur pays. Les Rerès, les de Pravata, les Croppa, les Cuccia, les Manisi, sont des maisons alliées aux Castrioti. Les Basta, les de Samuele, les Matranca, descendent d’amis ou de compagnons d’armes de Scander-Beg. Quant aux princes Albani de Rome, leur nom atteste leur origine, et avec eux l’Albanie catholique a ceint la tiare le jour où Jean-François Albani prit le nom de Clément XI.

Les Albanais s’établirent, les uns dans les provinces continentales de l’Italie du sud, les autres en Sicile. Un document officiel mentionne sept émigrations successives : les deux premières eurent lieu sous Alphonse d’Aragon, roi des Deux-Siciles en 1435, même avant la monde Scander-Beg ; la dernière s’accomplit sous Ferdinand IV et donna naissance à la colonie de Brindes. La quatrième émigration, sous Charles V, venait de Coron, et le chant : « O belle Morée » (o ebucura Morea) en conserve le souvenir. La présence de quelques