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pas ce goût essentiellement militaire, les Albanais aiment à charger leur table de gibier, et ils s’imaginent volontiers qu’au temps où l’Albanie faisait reculer les plus grands hommes de l’islam, Mourad II et Mahomet II, il régnait dans leur pays la plus fabuleuse abondance, et que leurs pères se nourrissaient de la chair des hôtes des bois.

La vala, danse qui en Italie est le seul divertissement des femmes albanaises, est aussi accompagnée de chants qui rappellent la mémoire chérie de Scander-Beg. Les trois jours de Pâques sont particulièrement consacrés aux danses et aux chants nationaux. Il semble que pour ces exilés le triomphe du Christ sur la mort se soit identifié avec le souvenir de quelque victoire remportée par Scander-Beg sur le croissant le jour même de Pâques. Ces anciennes fêtes sont encore complètement conservées, dit M. Dorsa, à Frascineto, à Civita et à Porcili, dans la Calabre citérieure. La partie principale est une représentation dramatique où figurent des jeunes gens vêtus à l’orientale, avec des turbans, des panaches, des drapeaux et des épées dégaînées. Ils s’avancent en bon ordre, guidés par la voix des vieillards et formant un double chœur qui chante alternativement, en suivant le mouvement des danses guerrières, les exploits du grand Albanais. D’un autre côté, les femmes, vêtues de leurs plus riches habits (le costume des Albanaises de ce pays est fort beau), entonnent également des chants dont l’accent belliqueux convient au caractère particulièrement énergique qui signale dans cette race le sexe féminin. N’a-t-on pas vu le roi des Deux-Siciles obligé en 1860 de sévir contre les Albanaises de Piana de Greci, complices des patriotes italiens ?

Voici un de ces chants, publié par M. Dorsa ; il est vraiment héroïque et consacré à la mort de Scander-Beg :


« Quand partit Scander-Beg pour aller à la bataille, sur la route qu’il suivait, il rencontra la Mort, mauvaise messagère de triste aventure. — Mon nom est la Mort : retourne en arrière, ô Scander-Beg, parce que ta vie touche à son terme. — Lui l’écoute et la regarde : il tire son épée, et elle reste immobile.

« — Ombre de vent, redoutée seulement des lâches, d’où sais-tu que je dois mourir ? Ton cœur glacé peut-il me prophétiser le trépas ? ou le livre du sort des héros t’est-il ouvert ?

« — Hier dans les cieux m’ont été ouverts les livres de la destinée, et, noire et froide comme un voile, elle descendait sur ta tête, puis elle se jetait ensuite sur d’autres. »

« Scander-Beg se frappe les mains, et son cœur laisse échapper un soupir. — Ah ! Malheureux ! je ne vivrai plus. — Il se met à contempler les temps qui doivent se succéder ; il voit son fils sans père et le royaume au milieu des larmes. Il rassemble ses guerriers et leur dit :

« — Mes fidèles guerriers, le Turc conquerra toute votre terre, et vous