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« ces enfans de Caramanie, » et « ces Bosniaques » qui voudraient transformer en « vils serfs » les Chkipetars ! Que sont-ils auprès des Albanais, de ces « héros fiers et intrépides » semblables au « torrent furieux ? » Quand les Chkipetars s’avancent dans la plaine de Lamac-Spahire en poussant les cris aigus de l’aigle qui fond sur sa proie, la terre, soulevée dans l’air en nuages ténébreux, annonce au loin l’approche des soldats de Scodra. Leurs armes, couvertes d’argent et d’acier bruni avec soin, resplendissent au soleil, et le fusil, « ce fidèle compagnon de l’Albanais, » brille dans les mains de « jeunes gens qui n’ont pas encore atteint trois fois cinq ans. » Cette ardeur s’explique par le péril de la patrie. L’idée de patrie, qu’on a prétendu fort légèrement être étrangère à ce peuple, apparaît dans le même chant, c’est-à-dire dès la seconde moitié du XVIe siècle, avec toute sa grandeur imposante. « Devons-nous, dit le poète, déshonorer la renommée de nos pères ? Non, non, la patrie est la mère qui donne le lait de son sein pour la nourriture de ses enfans, c’est l’épouse qui dans les cœurs réveille l’amour et la tendresse. Qui donc pourrait, si les sentimens loyaux et purs d’un fils sont gravés dans son cœur, ne pas répandre son sang, ne pas sacrifier sa vie, tout, pour la sauver ? » Le poète nous apprend ensuite que le général de l’armée albanaise, Ibrahim-Pacha, se distingue par la « simplicité de ses vêtemens, » tandis que son adversaire, un chef slave, est chamarré de broderies. Les Albanais n’ont point changé depuis le XVIe siècle ; ils n’ont point, comme les Slaves du sud, la passion, des galons et des vêtemens splendides. Le luxe leur semble indigne d’un soldat, ils affectent même de porter des vêtemens souillés de poussière et déchirés par les rochers. Cet Ibrahim si simplement vêtu n’en est pas moins d’une « famille illustre » (l’Albanais est d’humeur très aristocratique) ; sa stature est colossale ; son « regard farouche » inspire la terreur, et il devance les plus valeureux, « l’acier flamboyant à la main. »

Le double amour de l’indépendance et de la guerre, qui éclate à chaque ligne dans ces chants, donne l’explication de toute l’histoire de ces peuples depuis leur défaite par la Turquie et leur asservissement à la race asiatique. A l’intérieur, ce sont des vassaux inquiétans qui n’ont d’autre préoccupation que de secouer le joug ottoman et mettent souvent l’empire de leurs maîtres à deux doigts de sa perte ; mais qu’on leur montre des combats à livrer, de la gloire à conquérir, même contre des hommes de race pélasgique, ils sont prêts, ils se précipitent et deviennent pour l’autorité de la Porte le plus solide rempart. C’est un Albanais, Moustapha, qui a combattu contre Marco Botzaris ; c’est un Albanais, Ali-Pacha, qui est venu à bout des Souliotes. Il ne faut pas s’exagérer pourtant la reconnaissance dont la Turquie leur est redevable ; toute son