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que le héros des Serbes Marko Kraliévitch[1] de passionner la poésie populaire. Ce n’est pas, comme Marko, un brave idéalisé par les imaginations ; plus admirable encore dans l’histoire que dans les chants du peuple, il n’avait pas besoin pour sa grandeur des mythes dont les bardes albanais ont embelli sa légende. Disons quelques mots toutefois des chants qu’il a inspirés, pour montrer quelle action puissante « le prince Alexandre » a exercée sur les imaginations de ses compatriotes. Voici donc les traits généraux de la physionomie qu’ils lui ont donnée.

Pendant que sa mère Voïsava le portait dans son sein, elle rêva qu’elle avait mis au monde un dragon qui couvrait l’Albanie tout entière de ses gigantesques replis, et qui la protégeait de son armure d’écailles, tandis que sa queue plongeait dans l’Adriatique vers Venise, et que sa gueule enflammée engloutissait une multitude d’Ottomans. Le dragon joue à toutes les époques un grand rôle dans les mythes pélasgiques. Zeus, disaient les poètes orphiques, s’était uni à sa propre fille sous la forme d’un dragon, et de cette union était né l’Hercule-dragon. La mère d’Alexandre, l’Albanaise Olympias, avait été initiée aux mystères sabaziens, où le serpent figure sans cesse, et lorsqu’on voulut donner à son fils une origine surnaturelle, on prétendit qu’elle avait reçu dans sa couche la visite d’un serpent divin. Un énorme serpent apparut dans le lit où devait naître Scipion, le vainqueur de l’Afrique. Encore aujourd’hui, dans les contes albanais recueillis par M. de Hahn, nous voyons un jeune et beau prince caché sous l’enveloppe d’un serpent.

Les débuts de George, qui naquit avec le signe d’une épée sur le bras droit, faisaient déjà supposer qu’il serait vraiment « le dragon d’Albanie, » capable, comme Alexandre et Scipion, de briser dans sa forte mâchoire la barbarie asiatique et africaine. A peine sorti du berceau, il se traînait vers les armes de son père Jean, et s’efforçait de manier son arc, de soulever son pesant cimeterre. Dans ses jeux avec ses frères et avec ses jeunes amis, il était, ainsi que le Breton Duguesclin, « toujours battant. » Comme s’il eût voulu réunir dans sa brillante personnalité toutes les qualités de sa race, dont un observateur très exact, M. Hecquard, constate la vive intelligence naturelle, il se servait aussi bien des livres que de la lance, et à une époque où les hommes de son rang ne se piquaient pas de savoir, il parlait avec une égale facilité le latin, l’italien, le grec, le turc, l’arabe et le serbe. Sa force était aussi prodigieuse que son esprit était ouvert ; il abattit un jour d’un coup de sabre la tête d’un de ces farouches aurochs dont la race se retrouve encore dans les Karpathes, et qui ravageait les champs de sa sœur Mamisa. Plus d’une

  1. Voyez, sur Marco Kraliévitch, la Revue du 15 janvier 1865, — la Nationalité serbe d’après les chants populaires.