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Chinois, ce peuple vieillot qui se rajeunit maintenant au prix des plus sanglantes révolutions, en sont arrivés, dans leur mesquin amour du baroque et du symétrique, jusqu’à réprimer la sève dans les troncs afin de créer des variétés naines et de donner aux arbres des formes de géométrie ou la bizarre apparence de monstres et de démons. De même nombre de principicules allemands, dépravés par une lamentable manie de sentimentalité, ont gâté les plus charmans paysages en gravant de pédantesques inscriptions sur les rochers, en décorant les pelouses de tombeaux de fantaisie, en faisant monter la garde à leurs soldats devant les points de vue qu’ils veulent signaler aux visiteurs. Il faut que l’amant de la libre nature ait un goût d’une rare délicatesse pour qu’il puisse toucher à la terre sans en détruire la grâce, ou même en lui donnant une plus grande harmonie de lignes et de couleurs. Et pourtant c’est là le résultat qu’il est indispensable d’atteindre pour que les sociétés puissent avancer en civilisation d’une manière normale et que chacun de leurs progrès ne soit pas acquis aux dépens de la terre qui leur sert de demeure. Désormais, grâce aux voyages, c’est la planète elle-même qui ennoblira le goût de ses habitans et leur donnera la compréhension de ce qui est vraiment beau. Ceux qui parcourent les Pyrénées, les Alpes, l’Himalaya ou seulement les hautes falaises du bord de l’Océan, ceux qui visitent les forêts vierges ou contemplent les cratères volcaniques apprennent, à la vue de ces tableaux grandioses, à saisir la véritable beauté des paysages moins frappans et à n’y toucher qu’avec respect lorsqu’ils ont le pouvoir de les modifier.


III

Il importe d’autant plus que le sentiment de la nature se développe et s’épure que la multitude des hommes exilés des campagnes par la force même des choses augmente de jour en jour. Depuis longtemps déjà les pessimistes s’effraient de l’incessant accroissement des grandes cités, et pourtant ils ne se rendent pas toujours bien compte de la progression rapide avec laquelle pourra s’opérer désormais le déplacement des populations vers les centres privilégiés.

Il est vrai, les monstrueuses Babylones d’autrefois avaient aussi réuni dans leurs murs des centaines de mille ou même des millions d’habitans : les intérêts naturels du commerce, la centralisation despotique de tous les pouvoirs, la grande curée des faveurs, l’amour des plaisirs, avaient donné à ces puissantes cités la population de provinces entières ; mais, les communications étant alors beaucoup plus lentes qu’elles ne le sont aujourd’hui, les crues d’un