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indiquent simplement le lieu d’habitation ou d’anciens droits de propriété, et ne font aucune allusion à la beauté des campagnes. En revanche, des millions d’Allemands ont reçu des noms gracieux ou superbes témoignant d’un vif sentiment de poésie dans la masse même du peuple. De l’autre côté du Rhin, il est tout simple de s’appeler Branche-de-Rosier, Ruisseau-des-Frênes, Plage-Fleurie, Chant-des-Oiseaux, Roche-de-Lumière.

Il faut le dire, les Français, pris en masse, ne comprennent pas toujours aussi bien que leurs voisins du nord et de l’orient les splendeurs de la grande nature. Plus sociables que les Allemands et les Anglais, ils supportent plus difficilement la solitude ou même l’interruption temporaire de leurs relations habituelles. Ils ont besoin, dans le travail et dans les plaisirs, de la routine de chaque jour avec les mêmes camarades ou les mêmes amis ; ils redoutent instinctivement la nature sauvage où l’homme ne trouve d’autres compagnons que les arbres, les rochers et les torrens. La nature que le Français comprend le mieux et qu’il aime le plus à regarder, c’est la campagne doucement ondulée dont les cultures diverses alternent avec grâce jusqu’à l’horizon lointain des plaines. Une rangée de coteaux verdoyans borne le paysage, une petite rivière serpente sous le branchage des aunes et des trembles, des bouquets d’arbres se montrent çà et là entre les prairies et les champs de blé, des maisons blanches aux tuiles rouges brillent au milieu de la verdure. La beauté du site paraît complète lorsqu’une ruine revêtue de vigne sauvage, un moulin construit au travers de la rivière sur des arcades inégales, ajoutent leur profil pittoresque à l’ensemble du tableau. Partout l’homme qui contemple cette scène voit des marques de l’industrie de ses semblables : la nature, façonnée par le travail, s’est humanisée pour ainsi dire, et le spectateur aime à s’y retrouver lui-même dans l’œuvre commune. Il y a loin pourtant de ces régions transformées par la culture aux contrées vierges dont la beauté première reste encore immaculée.

L’idéal de nos ancêtres en fait de paysage se révèle par les sites que princes et seigneurs choisissaient pour la construction de leurs châteaux de plaisance. Un bien petit nombre de ces palais occupent une position d’où l’on puisse contempler un horizon grandiose de montagnes ou de rochers ; on a même remarqué qu’en beaucoup d’endroits, notamment sur les bords du lac de Genève, les maisons de campagne bâties par les riches propriétaires riverains tournaient le dos à ce qui nous semblerait maintenant la partie la plus grandiose de la vue. À cette nature trop puissante et trop sauvage pour qu’on se plût à la regarder, l’homme préférait alors un espace borné où l’imagination s’épandait à son aise, un rideau de collines doucement infléchies, de belles avenues d’arbres touffus, des pelouses et