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cime du mont Cervin, voulait du moins atteindre l’aiguille la plus rapprochée du sommet, alors réputé inaccessible. « A quoi bon ? lui dit le guide. Cette roche est sans gloire et sans nom. » Et le touriste, tournant le dos au Cervin, prit le chemin d’une autre cime inviolée. Il est certain d’ailleurs que cette vanité enfantine qui consiste à vouloir se faire un piédestal d’une haute montagne péniblement gravie est la grande, sinon l’unique cause de ces terribles accidens qui ne manquent jamais d’arriver chaque année. Si le gravisseur n’est pas absolument sûr de la netteté de son coup d’œil et de la vigueur de ses membres, qu’il ose reculer sans mauvaise honte devant tous les passages trop difficiles pour lui, et l’on n’aura pas à déplorer d’effroyables aventures dont le simple récit donne le frisson !

Le nombre des ascensions importantes s’est considérablement accru depuis que les amans des roches et des glaciers ont appliqué le principe tout-puissant de l’association à l’escalade et à la connaissance intime des grands sommets. Des sociétés composées de savans, de marcheurs émérites et d’hommes de loisir qui veulent donner un but à leur vie, se sont formées en plusieurs contrées de l’Europe, et, sous le nom de clubs alpins, sont entrées en ligue pour ne laisser aucune aiguille de rochers, aucun couloir d’avalanches vierge de pas humains. Elles ont dressé la liste de tous les pics encore rebelles, discuté les moyens de les atteindre, provoqué des multitudes d’ascensions, et par leurs cartes, leurs mémoires, leurs réunions nombreuses, ont grandement contribué à faire connaître l’architecture des Alpes. Les recueils qui contiennent les journaux de voyage des membres des divers clubs alpins sont incontestablement les ouvrages où l’on trouve le plus de renseignemens précieux sur les roches et les glaces des hautes montagnes de l’Europe et les plus beaux récits d’ascensions. Dans l’avenir, quand les Alpes et les autres chaînes accessibles du monde seront parfaitement connues, les mémoires des clubs alpins seront l’iliade des coureurs de montagnes, et l’on se racontera les exploits des Tyndall, des Tuckett, des Coaz, des Theobald et autres héros de cette grande épopée de la conquête des Alpes comme on se racontait jadis les exploits des hommes de guerre.

C’est incontestablement aux Anglais que revient l’honneur d’avoir donné l’impulsion à tout ce grand mouvement d’exploration des hautes cimes. Il y a déjà cent vingt-cinq ans, Pococke et Wyndham avaient, pour ainsi dire, découvert le Mont-Blanc. Depuis cette époque mémorable, ce sont aussi des Anglais qui, dépassant en zèle et en intrépidité les habitans mêmes des Alpes suisses et bien plus encore les montagnards savoyards, italiens et français, ont le plus souvent gravi le Mont-Blanc et les autres géans des