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un voile. Si expressive que soit leur peinture, elle ne laisse effleurer d’eux-mêmes que la grâce complaisante et le génie supérieur ; ce n’est que plus tard seulement et par réflexion qu’on distingue dans les orbites enfoncées, dans les paupières fatiguées, dans les plis imperceptibles de la joue, les exigences infinies et la souffrance sourde de la créature trop fine, trop nerveuse, trop comblée, l’alanguissement des félicités usées et la lassitude du désir inassouvi.

Aucun artiste n’a exercé un si long et si complet ascendant sur les artistes qui l’entouraient. Melzi, Salaino, Salario, Marco d’Oggione, Cesare da Cesto, Gaudenzio Ferrari, Beltraffio, Luini[1], tous à proportion, et dans le sens de leurs facultés, sont restés fidèles au maître vénéré et bien-aimé dont ils avaient entendu la voix ou recueilli la tradition, et l’on trouve ici dans leurs œuvres les développemens de la pensée que son œuvre trop rare n’a pas tout entière produite au jour. Ils répètent ses figures ; à la bibliothèque ambroisienne, quelques personnages de Luini, une tête de femme, un petit saint Jean à genoux avec l’enfant Jésus sur la Vierge, surtout une sainte Famille, semblent dessinés ou conseillés par le maître. Ce sont des âmes bien plus fines, bien plus capables de sentimens nuancés ou puissans que les figures simplement idéales[2] de l’École d’Athènes ; on n’aurait point de conversation avec les personnages de Raphaël, tout au plus ils vous diraient deux ou trois paroles d’une voix mélodieuse et grave ; on les admirerait, on ne s’éprendrait point d’eux ; on ne sentirait pas l’attrait souverain et pénétrant qui s’exhale de ceux de Léonard et de son élève. Peu de chair, car la chair exprime la vie animale et indique la nourriture surabondante ; tout le visage est dans les traits ; ils sont très marqués, quoique délicats, en sorte que par toutes ses lignes le visage sent et pense ; le menton est creusé, souvent effilé ; des vides et des bosselures rompent l’uniformité sculpturale et écartent l’idée de la santé luxuriante. L’étrange et indéfinissable sourire de la Monna Lisa effleure les lèvres immobiles. Une pénombre flottante, une intense et profonde teinte jaunâtre enveloppe les figures de son mystère et de son frémissement ; parfois la grâce des contours noyés, la mollesse lumineuse d’une chair enfantine, semblent indiquer la main du Corrège[3]. La franche clarté du jour serait brutale ici ; il faut des tons fondus et décroissans, l’adoucissement mutuel du jour et de l’ombre, la suave caresse de l’air palpable et

  1. Rio, Histoire de l’Art chrétien, t. III, ch. XVI. Il n’est pas sûr que Luini ait été l’élève direct de Léonard.
  2. Le carton est en face.
  3. Numéro 105, sans nom d’auteur. Luini est contemporain et presque concitoyen du Corrège