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le carton d’un maître mis en tableau par des élèves médiocres. Il y a telle figure, par exemple celle de l’apôtre André[1], où la bouche tordue est évidemment gâtée. On ne peut que saisir l’idée générale du maître ; les délicatesses ont disparu. Cependant entre autres traits on remarque sans peine que la célèbre gravure de Morghen a rendu le Christ plus mélancolique et plus spiritualiste[2]. Celui de Léonard est une figure douce, mais large, ample, divine ; il a voulu faire non un rêveur tendre et triste, mais un type de l’homme. Pareillement les apôtres, avec leurs traits si marqués et leurs expressions si parlantes, sont des Italiens vigoureux que leurs passions vives portent à la mimique. Probablement le tableau de Léonard était, comme ceux de Raphaël au Vatican, une peinture de la belle vie corporelle telle que l’entendait la renaissance ; mais il y ajoutait ce qui lui est propre, l’expression des divers tempéramens longuement étudiés et des émotions soudaines prises sur le fait. À cause de cela sans doute, il allait tous les jours pendant deux heures voir la canaille du Borgo, afin de donner à son Judas une tête de coquin assez énergique et assez vile.

C’est ici, à Milan, qu’il a le plus vécu et pensé ; ses principaux ouvrages devraient y être, mais on les a enlevés ou ils ont péri. Son grand modèle équestre du bronze qui devait représenter le duc Sforza a été mis en pièces par des arbalétriers gascons. Il ne reste de lui que des manuscrits, des esquisses, des études. Et pourtant, si réduite que soit son œuvre, il n’en est point qui frappe davantage. Par les principaux traits de son génie, il est moderne. Il y a de lui dans le musée Brera une tête de femme au crayon rouge qui, par la profondeur et la finesse de l’expression, surpasse les tableaux les plus parfaits. Ce n’est pas la pure beauté qu’il cherche, c’est bien plutôt l’originalité individuelle ; il y a une personne morale dans ses figures, une âme délicate ; le frémissement de la vie intérieure a creusé légèrement les joues et battu les yeux. Deux autres études à la bibliothèque ambroisienne[3], surtout une jeune femme qui baisse les paupières, sont des chefs-d’œuvre incomparables. Le nez, les lèvres, ne sont point d’une régularité parfaite ; ce n’est point la forme seule qui l’occupe, le dedans lui semble encore plus important que les dehors. Sous ces dehors vit une âme réelle, mais supérieure, comblée de facultés et de passions qui sommeillent encore, mais dont la puissance démesurée transpire au repos dans la force du regard vierge, dans la forme divine de la tête, dans la plénitude et l’ampleur du crâne magnifiquement

  1. La troisième en commençant par la gauche.
  2. Comparez les copies contemporaines, celles de Marco d’Oggione à Brera, celle du Louvre.
  3. Numéros 177-178.