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Un passant comme moine peut pas avoir d’opinion sur les mœurs ; il ne peut parler que des monumens. Il y en a trois notables à Milan, la cathédrale et les deux galeries de peintures.

Au premier coup d’œil, cette cathédrale est éblouissante : le gothique, transporté tout d’un bloc en Italie à la fin du moyen âge[1], y atteint à la fois son triomphe et son excès. Jamais on ne l’a vu si aigu, si brodé, si compliqué, si surchargé, si semblable à une pièce d’orfèvrerie ; comme au lieu de pierre grossière et terne il prend ici pour matériaux le beau marbre luisant d’Italie, il devient un pur joyau ciselé aussi précieux par sa substance que par son travail. L’église entière semble une cristallisation colossale et magnifique, tant sa forêt d’aiguilles, ses entrelacemens de nervures, sa population de statues, sa guipure de marbre fouillée, creusée, brodée, trouée à jour, monte multiple et innombrable, découpant ses blancheurs sur le ciel bleu. Elle est bien le candélabre mystique des visions et des légendes, aux cent mille branches hérissées et exubérantes d’épines douloureuses et de roses extatiques, avec des anges, des vierges, des martyrs sur toutes ses fleurs et sur toutes ses pointes, avec les infinies myriades de l’église triomphante qui s’élance de la terre et pyramide jusque dans l’azur, avec ses millions de voix confondues et vibrantes qui montent en un seul hosannah ! Sous l’effort d’un sentiment pareil, on comprend vite pourquoi l’architecture a violenté les conditions ordinaires de la matière et de la durée. Elle n’a plus son but en elle-même ; peu lui importe que son édifice soit solide ou fragile, elle n’abrite pas, elle exprime ; elle ne se soucie pas de sa fragilité présente ni de ses réparations futures, elle naît d’une folie sublime et fait une folie sublime, tant pis pour la pierre qui se délitera et pour les générations qui devront recommencer l’œuvre. Il s’agit de manifester un rêve intense et un transport unique, et il y a tel moment dans la vie qui vaut la vie entière ; les philosophes mystiques des premiers siècles sacrifiaient tout à l’espérance de dépasser une ou deux fois dans le courant de tant de longues années les limites de la condition humaine, et d’être ravis pour une minute jusqu’à l’un ineffable qui est la source de l’univers.

On entre, et l’impression s’approfondit encore. Quelle différence entre la puissance religieuse d’une pareille église et celle de Saint-Pierre de Rome ! On pousse un cri tout bas. Voilà le vrai temple chrétien. Quatre rangées d’énormes piliers à huit pans, rapprochés, semblent une futaie serrée de chênes gigantesques. Les chapiteaux franges sont hérissés d’une végétation fantastique de pinacles, de dais, de niches en fleurons, de statues, comme les vieux troncs

  1. Commencée en 1386. Les architectes sont allemands et français.