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la littérature, mais la peinture. — Dans cet art, Véronèse comme van Dyck arrive au moment final, quand la fougue et l’énergie primitive commencent à se tempérer au souffle de l’aisance et de la dignité mondaine. On porte encore parfois la grande épée, mais on se sert de la rapière ; on se couvre encore au besoin de la solide armure de bataille, mais on s’orne plus volontiers du riche pourpoint et des dentelles de cour ; une élégance de gentilhomme vient transformer et illuminer la vieille énergie du soldat. Le Vénitien comme le Flamand peint ce noble et poétique monde qui, situé aux confins de l’âge féodal et de l’âge moderne, conserve la fierté seigneuriale sans garder la rudesse gothique et atteint l’urbanité des palais sans s’affadir jusqu’à la politesse des salons. A côté de Titien, de Giorgione et de Tintoret, Véronèse semble un cavalier fin parmi des plébéiens robustes. Ici ses têtes de femmes, dans une fresque qui représente la Musique, ont des douceurs charmantes ; sa volupté est aristocratique, parfois raffinée ; le divertissement des fêtes, la variété et l’éclat de la séduisante et souriante beauté agréent plus volontiers à son esprit que la force et la simplicité des corps et des actions athlétiques. Lui-même saluait Titien avec respect « comme le père de l’art, » et Titien, sur la place Saint-Marc, l’embrassait affectueusement, reconnaissant en lui le chef d’une génération nouvelle.


De Vérone à Milan.

Près de Desenzano, on commence à voir le lac de Garde. Il est tout bleu, de cet étrange bleu propre aux eaux de roche ; des montagnes rugueuses, marbrées de neiges éclatantes, l’enserrent de leur courbe, et viennent pousser leurs promontoires jusqu’au milieu de son eau. Tout âpres qu’elles soient, elles sourient ; un voile azuré, aérien, délicat comme une gaze de femme, enveloppe leur nudité et adoucit leur rudesse. Depuis Vérone, on ne les voit qu’à travers ce voile. Ce doux azur occupe la moitié de l’espace, le reste est une prairie d’un vert tendre et charmant, encore amolli par l’imperceptible teinte jaunâtre que la nouveauté de la vie répand dans les pousses printanières.

A Desenzano, le train s’arrête au bord même du lac. La nappe s’enfonce lustrée et ardoisée entre deux longues côtes rocheuses, qui semblent les rebords bosselés et déchiquetés d’une aiguière fantastique. En effet, c’est l’aiguière de marbre où les Alpes avant de s’abaisser recueillent et retiennent leurs sources. Sur les saillies de cette bordure, on voit des villages, des églises, de vieilles forteresses, qui s’avancent jusque dans les eaux, et tout au fond une muraille plus haute pousse dans le ciel sa frange de neige que le