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puissant et immoral génie qui est propre à l’Italie, et que Machiavel a décrit dans son Prince, ou mis en scène dans sa Vie de Castruccio[1]. Les cinq premiers tombeaux[2] ont la simplicité et la lourdeur des temps héroïques. Il semble que l’homme, après avoir combattu, tué et fondé, ne demande au sépulcre qu’une place pour dormir ; la pierre creuse qui abrite ses os est aussi solide et aussi fruste que l’armure de fer qui défendait sa chair. C’est une cuve énorme et massive, de pierre nue et d’un seul bloc, rougeâtre, assise sur trois courtes solives de marbre. Une dalle unique, épaisse et sans ornemens, fait le couvercle, et, comme disait Hamlet, « la pesante mâchoire » du sépulcre. C’est le vrai monument funéraire, un coffre monstrueux, brut, et pour l’éternité.

De ce monde sauvage, où se sont déchaînées les férocités d’Ecclin et de ses destructeurs, un art se dégage. Dante et Pétrarque ont été accueillis à cette cour, devenue lettrée et magnifique ; le style gothique qui du haut des monts descend à Milan, et de tous côtés imprègne l’architecture italienne, vient se déployer pur et complet dans les monumens des derniers seigneurs. Deux de ces sépultures, surtout celle de Cane Signorio[3] sont aussi précieuses dans leur genre que les cathédrales de Milan et d’Assise. Le multiple et le complexe, le riche et délicat enchevêtrement des formes tortillées, évidées, aiguës, la transformation de la matière pesante en filigrane de dentelles, voilà ce que recherche le goût nouveau. Au bas du mémorial, des colonnettes aux chapiteaux bizarres se relient par une sorte de turban armorié pour porter sur une plateforme la tombe historiée et la statue endormie du mort. De cette assise s’élance un cercle d’autres colonnettes dont les arcades dentelées de trèfles se rejoignent en un dôme coiffé de lanternes et de clochetons fleuronnés qui vont s’affilant et s’amoncelant comme une végétation d’épines. Au sommet, Cane Signorio assis sur son cheval semble la statue terminale d’un joyau d’orfèvrerie. Des processions de figurines sculptées revêtent la tombe. Six statuettes en armure et tête nue couvrent les rebords de la plate-forme, et chacune des niches du second étage renferme sa figure d’ange. Toute cette population et cette floraison pyramident comme un bouquet dans un vase, et le ciel brille à travers les découpures infinies de l’échafaudage. Pour achever l’impression, chaque tombeau pris à part et l’enceinte tout entière sont enfermés dans une de ces grilles si originales et si fouillées où se complaisait l’art du moyen âge, sorte de filet d’arabesques, brodé de trèfles à quatre feuilles, aigrette de fers de hallebarde, couronné de feuillages d’épines à triple dard. C’est

  1. Comparez à la Vie de Cyrus par Xénophon.
  2. 1277, 1301,1304,1311, 1359.
  3. 1375.