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séparent les diverses histoires, et chaque histoire est enfermée dans un cadre de colonnettes tordues aux chapiteaux d’acanthe. Dans cette décoration si gracieuse et si abondante, parmi ces fantaisies demi-gothiques et demi-grecques, on trouve avec les belles ordonnances de l’art nouveau les expressions les plus sincères et les plus naïves, des vierges d’une innocence enfantine et d’une beauté souriante, de saintes femmes qui pleurent avec le touchant abandon de la douleur vraie, de jeunes corps élancés et nobles où le sentiment de la vitalité humaine se déploie avec la sincérité de l’invention récente, un saint Michel cuirassé, fier et simple comme un éphèbe antique. — Jamais la sculpture n’a été plus féconde, plus spontanée, et à mon sens plus belle qu’au XVe siècle.

On appelle un fiacre et on se fait conduire au bout de la ville, à San-Zenone, la plus curieuse de ces églises, commencée par un fils de Charlemagne, restaurée par l’empereur allemand Othon Ier, mais presque toute du XIIe siècle[1]. Quelques portions, par exemple les sculptures d’une porte, remontent aux plus anciens temps ; sauf à Pise, je n’en ai point vu d’aussi barbares. Le Christ à la colonne a l’air d’un ours qui monte à son arbre ; les juges, les bourreaux, les personnages des autres histoires ressemblent à de grosses caricatures, à des lourdauds allemands en grandes capotes. Ailleurs le Christ sur son trône n’a pas de crâne, tout le visage est pris par le menton ; les yeux étonnés et saillans sont ceux d’une grenouille ; autour de lui, les anges avec leurs ailes sont des chauves-souris à tête humaine. Partout les têtes sont énormes, disproportionnées, piteuses ; au-dessous des membres mal articulés ballottent des ventres flottans. Toutes ces figures nagent en l’air, aux divers plans, de la façon la plus insensée, comme si le sculpteur ou le fondeur voulaient faire rire. C’est dans ce bas-fond que, pendant la décadence carlovingienne et les invasions hongroises, l’art était tombé. — Dans l’intérieur de l’église, on suit les inventions étranges ou baroques de l’esprit qui tâtonne et du fond de ses ténèbres aperçoit un rayon douteux de jour. La crypte du IXe siècle, basse et lugubre, est une forêt de colonnes coiffées de figures informes ; des sculptures encore plus informes revêtent un autel. Dans cette cave humide, on venait prier le tombeau du saint d’écarter les dévastateurs et la cavalerie hurlante qui partout où elle passait laissait des solitudes. — Plus haut, dans l’église, un autel singulier est porté par des bêtes accroupies qui ressemblent à des lions ; de leur corps en marbre rougeâtre sortent quatre colonnettes du même marbre qui, à demi-hauteur, se tordent et s’entrelacent comme des serpens, puis, une fois nouées, reprennent jusqu’au chapiteau corinthien leur élan

  1. Le clocher est de 1045.