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Cette justice, qui, pour fonctionner, n’attendait même pas l’érection des tribunaux, n’était encore, à tout prendre, que du bel et bon arbitraire ; mais l’arbitraire s’exerçant au profit de l’équité ne pouvait faire scandale dans un pays si longtemps accoutumé à le subir sous sa forme la plus malfaisante et la plus inique. Devant ce réveil combiné d’action protectrice chez le gouvernement et de confiante défensive chez les masses, les gros bonnets que Davoud-Pacha invitait, sur toute plainte justifiée, à rendre le bien d’autrui jugeaient eux-mêmes plus prudent de s’exécuter de bonne grâce et sans bruit que d’entamer des luttes juridiques où ils n’auraient pas eu le dernier mot, et qui ne pouvaient en définitive servir qu’à rendre plus manifeste encore leur déchéance. Tous visaient au contraire plus ou moins à la dissimuler en obtenant du gouverneur-général, sous forme de fonctions administratives ou de grades militaires, une sorte d’équivalent des privilèges qu’ils avaient perdus, ou tout au moins un porte-respect contre les représailles légales des gens qu’ils avaient jusque-là pressurés. Davoud-Pacha ne trouvait ainsi, dans la seule classe qui pût le chicaner sur l’irrégularité forcée de ses premiers actes, que des courtisans intéressés.

Cette installation des tribunaux servit du reste bien plus à sanctionner qu’à désarmer le bienfaisant arbitraire de Davoud-Pacha. Une nouvelle violation du règlement de 1861, — appuyée cette fois sur des prétextes légaux, — vint d’abord le débarrasser indéfiniment du plus dangereux rouage de la nouvelle organisation judiciaire, celui des justices de paix. D’autre part, la défiance des justiciables annula presque entièrement l’action des tribunaux de première instance. Enfin le tribunal supérieur central se trouva tout doucement conduit, par le vice même de son organisation, à l’abdication de toute initiative.

Le règlement de 1861 instituait dans chaque canton un juge de paix pour chaque rite, soit, pour l’ensemble du pays, au moins cent trente juges de paix, lesquels échappaient tout à la fois, et par leur nombre et par l’exiguïté forcée de leurs traitemens, qui ne permettait de les choisir que sur place, à toute possibilité de triage. Or ce premier degré de juridiction, où le règlement fermait de fait la porte aux bons choix, était justement le seul où la question du personnel fût capitale. Le juge de paix devait en effet décider en dernier ressort, c’est-à-dire sans contrôle, jusqu’à concurrence de cinq cents piastres, ce qui, étant donnée l’organisation économique de la montagne, le rendait l’arbitre absolu des quatre cinquièmes des litiges, Il eût été difficile de s’y mieux prendre pour réorganiser, et sur une vaste échelle, l’effroyable désordre judiciaire des vingt dernières années ; mais Davoud-Pacha découvrit fort à propos que le manque de renseignemens statistiques nécessaires pour la