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faudrait pas trop se fier au caractère bien connu de nos voisins d’outre-Rhin, à leur nature réputée contemplative et lymphatique. Ces natures rêveuses ont parfois des réveils et des explosions terribles !… « Je ne suis ni passionné ni prompt ; mais il y a cependant quelque chose de dangereux en moi. » Ainsi parle de lui-même ce type de l’inertie méditative et ingénieuse que Shakspeare a immortalisé dans Hamlet.

Hamlet !… Ce nom revient involontairement toutes les fois qu’on parle de la grande nation germanique et rappelle aussi bien ses qualités admirables de cœur et d’esprit que ses imperfections et ses faiblesses. Les peuples de l’Allemagne aiment à se contempler dans cette figure mystérieuse, et les critiques les plus célèbres d’outre-Rhin, depuis Boerne jusqu’à M. Gervinus, ont relevé à l’envi tous les traits qui feraient de ce héros le représentant symbolique de leur race. Il a étudié à Wittenberg, dans ce berceau du protestantisme ; il aime les longs discours, il est un esthéticien de première force, et il fait des monologues profonds sur l’être et le non-être. Il a aussi des visions, il se croit appelé à une grande œuvre, « au redressement d’un monde déraillé ; » mais il recule toujours devant l’action et esquive la crise. Enfin Goethe a insisté sur un passage du drame d’où il résulterait que l’amant d’Ophelia est quelque peu obèse, — ce qui achèverait la ressemblance. Toutefois, et après s’être longtemps mirée dans l’Hamlet au repos, l’Allemagne ferait peut-être bien, surtout à l’heure présente, de méditer aussi la philosophie de l’histoire de Hamlet combattant. Il arrive en effet un moment où le sublime rêveur sort de son inertie et donne le signal de la mêlée ; mais alors qu’il est étrange le spectacle qu’il offre au monde ébranlé et déraillé ! Il marche en aveugle et en furieux, il devient le jouet de tous les hasards, il frappe à tort et à travers, il tue des vieillards inoffensifs, de joyeux compagnons de jeunesse, et la poétique Ophelia aussi ; il tue jusqu’à sa propre mère et périt misérablement lui-même dans un duel fratricide ! Et à la fin, pour recueillir la « succession » et posséder le royaume, apparaît l’étranger, — ce Fortinbras vigoureux et perfide qui s’était tenu à l’écart et dans l’ombre, qui n’a pas fait, lui, de monologues et dressé de tréteaux, mais qui a su bien discipliner son armée et intervenir au moment opportun… La leçon est terrible à coup sûr ; mais elle a encore un trait tout autrement sinistre, — car c’est de l’extrême Nord et d’un « pays des glaces » que le génie prophétique du poète fait venir ce triomphateur final, l’homme du destin et le « fort en bras… »


JULIAN KLACZKO.