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innombrables de teintes et de formes, la large et pompeuse harmonie de la foule, assistans de toute espèce, petites scènes accessoires, fossoyeurs qui creusent la tombe des suppliciés, arbalétriers qui, dans un creux, tirent au sort les tuniques, prêtres, en grandes robes, hommes d’armes en cuirasses, cavaliers hardiment drapés et campés, simarres de Juifs et armures de gentilshommes, chevaux fins et fiers aux robes aurore et fauves, jupes de femmes orangées et verdâtres, contrastes de tons pâlissans et de tons intenses, de visages populaires et de têtes chevaleresques, d’attitudes tourmentées et de poses nonchalantes, tout cela dans une telle ampleur de lumière, avec un si triomphal épanouissement de génie et de réussite, qu’on en sort comme d’un concert trop riche et trop fort, à demi étourdi, perdant la mesure des choses, et ne sachant pas si l’on doit croire sa sensation.


1er mai.

Je viens d’acheter l’estampe d’Augustin Carrache ; elle ne donne que le squelette du tableau et même le fausse. Je suis retourné aujourd’hui voir le tableau. Il est un peu moindre à la seconde impression ; l’effet d’ensemble et de première vue est trop essentiel aux yeux de Tintoret ; il y subordonne le reste, sa main est trop prompte ; il suit trop volontiers sa première idée. En cela, il est inférieur aux maîtres ; il n’a fait que deux œuvres complètes : ses mythologies du palais ducal et le Miracle de saint Marc.


2 mai.

Quand, en quittant cette peinture, on essaie d’en garder une idée d’ensemble, on ne trouve en soi qu’une émotion et comme le retentissement sonore et doux d’une parfaite jouissance. Un bout de pied nu qui sort d’une soie jaspée d’or, une perle dont la lueur laiteuse tremble en touchant un col de neige, la chaude rougeur de la vie qui affleure sous l’ombre transparente, la dégradation et l’alternative des taches claires et sombres qui suivent l’ondulation musculeuse du corps, le conflit et l’accord de deux tons de chair qui se pénètrent et se transforment par l’échange de leurs reflets, une lumière vacillante qui vient franger une plaque obscure, une tache pourpre avivée contre un ton vert, bref, une riche harmonie qui sort des couleurs ménagées, opposées, composées, comme un concert sort des instruments et qui emplit l’œil comme le concert emplit l’oreille, — c’est ici le don unique. Par cette invention, les formes sont vivifiées ; à côté de celles-ci, les autres semblent abstraites. Ailleurs, on a séparé le corps de son milieu, on l’a simplifié et