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qu’il a besoin de rendre, ce n’est pas tel homme debout ou couché, c’est un moment de la nature ou de l’histoire. Il est envahi, comme du dehors ; il subit une image qui l’accapare, l’obsède, et à laquelle il croit.

C’est pourquoi son originalité est inouïe. Comparés à lui, tous les peintres se copient ; on est toujours surpris devant ses tableaux ; on se demande où il est allé chercher cela, dans quel monde inconnu, fantastique et pourtant réel. Dans la Cène, le personnage central est une large servante agenouillée, la tête dans l’ombre, l’épaule dans la lumière ; elle tient une assiette de fèves et apporte des plats ; un chat essaie de grimper contre sa corbeille. Alentour sont des buffets, des domestiques, des aiguières, et les disciples en file perpendiculaire bordent une longue table. C’est un souper, un vrai souper, le soir : voilà pour lui l’idée essentielle. Au-dessus de la table une lampe rayonne, et une clarté de lune bleuâtre tombe sur les têtes ; mais le surnaturel entre de toutes parts : au fond par une échappée de ciel et un chœur d’anges rayonnans, à droite par un essaim d’anges pâles qui tourbillonnent dans l’ombre nocturne. Avec une témérité et une force de vraisemblance extraordinaire, les deux mondes, le divin et l’humain, pénètrent l’un dans l’autre et n’en font qu’un. Quand cet homme lisait dans l’Évangile le mot technique, c’était la chose corporelle avec ses détails propres qu’il voyait forcément et que forcément il rendait. Saint Joseph était charpentier ; à l’instant, pour peindre l’annonciation, il représente une vraie maison de charpentier, au dehors un auvent pour travailler en plein air, l’encombrement d’un établi, les bois de charpente et de menuiserie renversés, en tas, ajustés, appuyés au mur, des scies, des rabots, des cordes, et l’ouvrier à l’ouvrage ; au dedans, un grand lit à rideaux rouges, une chaise dépaillée, un berceau d’enfant en osier, la femme en jupon rouge, vigoureuse plébéienne, étonnée et effrayée. Un Flamand n’eût pas copié de plus près le désordre et la vulgarité de la vie populaire ; mais la fougue accompagne toujours ces visions circonstanciées et intenses. Gabriel, avec une volée d’anges tourbillonnans et tumultueux, se lance à travers la porte et la fenêtre ; la maison inachevée semble détruite par leur choc : c’est la furie d’une invasion ; les pigeons rentrent ainsi au colombier, à tire-d’aile ; ils fondent tous ensemble sur la Vierge. Par ce mouvement disproportionné et inconnu, jugez de l’irruption irrésistible par laquelle les idées bruissantes se déchaînent dans son esprit.

Aucun peintre n’a aimé, senti et rendu ainsi le mouvement. Tous ses personnages se renversent et s’élancent. Il y a de lui une Résurrection, où pas un n’est en équilibre ; des anges arrivent de