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Schiavone, et désormais il se sent maître ; « ses pensées bouillent, » il propose aux pères de la Madonne dell’Orto quatre tableaux énormes, l’Adoration du veau d’or, le Jugement dernier, plusieurs centaines de pieds de peinture, des milliers de personnages, un débordement d’imagination et de génie ; il les fera gratuitement, il ne demande que le prix de ses dépenses ; ce qu’il lui faut, c’est une issue et un débouché. Un autre jour, les confrères de Saint-Roch, ayant demandé à cinq peintres célèbres des cartons pour une peinture qu’ils veulent faire exécuter, il fait prendre secrètement les mesures de l’endroit, fait le tableau en quelques jours, l’apporte au lieu du dessin, déclare qu’il le donne à Saint-Roch. Devant cette furie d’invention et de promptitude, ses concurrens restent stupéfaits, et c’est toujours ainsi qu’il travaille ; il semble que son esprit soit un volcan toujours plein et en éruption. Des toiles de vingt, de quarante, de soixante-dix pieds comblées de figures grandes comme nature, renversées, entassées, lancées en l’air, avec les raccourcis les plus violens et les plus splendides effets de lumière suffisent à peine à recevoir le jet pressé, enflammé, éblouissant de son cerveau. Il en couvre des églises entières, et toute sa vie, comme celle de Michel-Ange, s’est dépensée là. Ses habitudes sont celles des génies sauvages, violens, disproportionnés au monde, en qui la poussée intérieure des sentimens est si forte que les plaisirs leur déplaisent et que pour tout refuge, assouvissement ou apaisement, ils ont leur art. « Il vit retiré dans ses pensées, loin de toute joie, » absorbé dans ses études et dans son travail. Quand il cesse de peindre, il va dans l’endroit le plus reculé de sa maison, s’enferme dans une chambre où pour voir clair on est obligé d’allumer une lampe en plein jour. Là, pour se distraire, il fabrique ses maquettes ; jamais il n’y laisse entrer personne, jamais il ne peint devant personne, sauf devant ses intimes. « Pour toute ambition, il a la gloire, » et davantage encore le désir de se surpasser, d’atteindre à la perfection. Sa parole est brève, ses mots poignans ; sa grave et rude physionomie est l’image exacte de son âme[1]. Quand il lâche un trait piquant, son visage reste immobile, il ne rit pas. Bravement, fièrement, il s’est fait sa route à lui-même, seul, à travers les jalousies et l’hostilité déclarée des autres peintres, et il se maintient debout contre le public comme devant les maîtres de l’opinion. Le pistolet à la main, avec une ironie froide, il a fait taire le cynique Arétin. Quand ses amis exposent un tableau en public, il leur prescrit de rester chez eux : « laissez lancer toutes les flèches, il faut que les gens s’accoutument à votre pensée. » Plus on

  1. Voyez son portrait par lui-même.