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cet art « le génie ne doit pas être troublé. » Autour de lui, la beauté, le goût, l’éducation, le talent des siens, lui renvoient comme des miroirs la clarté de son génie. Son frère, son fils Orazio, ses deux cousins, Cesare et Fabrizio, son parent Marco di Titiano, sont d’excellens peintres. Sa fille Lavinia, habillée en Flore, un panier de fruits sur la tête, lui fournit en modèle la fraîcheur de sa carnation et l’ampleur de ses admirables formes. Sa pensée coule ainsi, semblable à un large fleuve dans un lit uni ; rien n’en trouble le cours, et son épanchement lui suffit ; il ne vise pas au-delà de son art, comme Léonard ou Michel-Ange. « Tous les jours il dessine quelque chose à la craie ou au charbon ; » un souper avec Sansovino ou l’Arétin achève de rendre la journée pleine. Il ne se presse pas, il garde longtemps ses peintures chez lui, afin de les revoir et de les perfectionner encore. Ses tableaux ne s’écaillent pas, il use, comme son maître Giorgione, des couleurs simples, a surtout du rouge et du bleu, qui ne déforment jamais les figures. » Pendant plus de quatre-vingts ans, il peint ainsi, et accomplit un siècle de vie ; encore est-ce la peste qui l’enlève, et l’état viole ses règlemens pour lui faire des funérailles publiques. Il faudrait remonter aux plus beaux jours de l’antiquité païenne pour trouver un génie aussi bien proportionné aux choses, un épanouissement de facultés si naturel et si harmonieux, un tel accord de l’homme avec lui-même et avec le dehors.

On peut voir à l’Académie les deux extrémités de son développement, son dernier tableau, une Déposition du Christ, achevée par Palma le jeune, et l’un de ses premiers tableaux, une Visitation, qu’il fit sans doute en quittant l’école de Jean Bellin. Dans celui-ci, les contours sont arrêtés ; la figure de saint Joseph est presque sèche, le sentiment de la couleur ne se manifeste que par l’intensité de la teinte foncée, par des oppositions de tons, par la douceur d’une pâle robe violacée qui avive le plein azur d’un manteau. C’est encore un tableau d’autel, le mémorial sobre d’une légende révérée. A l’autre bout de sa carrière, il fait de la légende une grandiose et splendide décoration. Ce qu’il étale d’abord dans cette Déposition du Christ, c’est une large architecture blanche et grisâtre arrangée pour faire ressortir le ton plus vif des draperies et de la chair ; c’est un portique bordé de statues monumentales et de piédestaux à têtes de lion, où des fleurs vivantes serpentent sur l’éclat mat des marbres ; ce sont les beaux effets de lumière et d’ombre que le soleil découpe sur les rondeurs des voûtes. Au-dessous d’elles, la Madeleine en jupe verdâtre, le grand manteau rougeâtre de Nicodème, accompagnent de leurs couleurs noyées le ton blafard, étrangement lumineux du cadavre ; le vieux disciple à genoux serre une