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quelquefois avec leurs petits enfans à la mamelle. » La ripaille et le désordre y sont continus. Il est généreux comme un voleur, et s’il prend, il laisse prendre. « Doublez-moi ma pension[1] de cinq cents écus ; quand j’en aurais mille fois autant, je serais à l’étroit. Tout le monde accourt à moi, comme si j’étais le maître du trésor royal. Si une pauvre fille accouche, ma maison fait la dépense. Si on met quelqu’un en prison, c’est à moi de pourvoir à tout. Les soldats sans équipement, les étrangers malheureux, une quantité de cavaliers errans viennent se refaire chez moi. Il n’y a pas deux mois, un jeune homme, ayant été blessé dans mon voisinage, s’est fait porter dans une de mes chambres. » Ses domestiques le volent. Tout est pêle-mêle dans cette maison ouverte, vases, bustes, esquisses, toques et manteaux qu’on lui offre, vins de Chypre, becfigues, chevreuils et lièvres qu’on lui envoie, melons et raisins qu’il achète lui-même pour les festins du soir. Il mange bien, boit mieux, et fait retentir sa salle de marbre des éclats de sa belle humeur. Des perdrix arrivent : « aussitôt prises, aussi rôties ; j’ai quitté mon hymne en faveur des lièvres et me suis mis à chanter les louanges des volatiles. Mon bon ami Titien, donnant un coup d’œil à ces savoureuses bêtes, se mit à chanter en duo avec moi le Magnificat que j’avais commencé. » À cette musique des mâchoires se joint l’autre. La célèbre chanteuse Franceschina est un de ses hôtes ; il baise « ses belles mains, deux voleuses charmantes qui enlèvent non-seulement la bourse, mais le cœur des gens. » — « Je veux, dit-il, que là où manquera la saveur de mes plats apparaissent les douceurs de votre musique. » Les courtisanes sont chez elles ici. Il a écrit des livres à leur usage et leur a enseigné les perfectionnemens de leur profession[2]. Il les reçoit, les choie, leur écrit, et les recrute. Le matin, après avoir expédié ses visiteurs, quand il ne va pas se distraire dans l’atelier de Sansovino et de Titien, il monte chez des grisettes, leur donne « quelques sous, » leur fait coudre « des mouchoirs, des draps, des chemises, pour leur faire gagner leur vie. » À ce métier, il a ramassé et installé chez lui six jeunes femmes qu’on nomme les Arétines, sérail sans clôture, où les escapades, les querelles, les imbroglios font le plus beau tapage. Il vit trente ans de la sorte, parfois bâtonné, mais toujours pensionné, glorieux, familier des plus grands, recevant d’un évêque des souliers bleu turquin pour ses maîtresses, camarade de Titien, de Tintoret et de Sansovino. Bien mieux, l’Arétin fait école, il a des imitateurs aussi parasites et aussi orduriers que lui, Doni, Dolce, Nicolo Franco son secrétaire et son ennemi, auteur des Priapea, et qui finit

  1. Lettre à don Lope di Soria, 1562, t. II, p. 258.
  2. Ragionamenti. Lettres à la Zufolina et a la Zaffetta.