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achever de montrer la transformation qui s’accomplit, il atteint lui-même une fois à la peinture complète ; on le voit sortir de sa sécheresse première pour entrer dans le style définitif et nouveau. Au milieu de la grande salle est une Présentation de l’enfant Jésus qu’on ne croirait point de lui, si elle n’était signée de sa main[1]. Sous un portique de marbre incrusté de mosaïques d’or apparaissent des personnages presque aussi grands que nature, d’un relief achevé, d’un fini exquis, d’une ordonnance parfaite, parmi les plus belles dégradations d’ombre et de lumière : la Vierge, suivie de deux jeunes femmes, amène son enfant au vieillard Siméon ; au-dessous trois anges en longs cheveux jouent de la viole et du luth. Sauf un peu de raideur dans les têtes d’hommes et dans quelques plis de la draperie, la manière archaïque a disparu ; il n’en est resté qu’un charme infini de délicatesse et de suavité morale, et pour la première fois le corps demi-nu des petits enfans montre la beauté de la chair traversée et imprégnée par la lumière. Avec ce tableau, on a franchi le seuil de la grande peinture, et autour de Carpaccio ses jeunes contemporains, Giorgione et Titien, ont déjà poussé au-delà.


Les maîtres.

Lorsque, pour comprendre le milieu dans lequel la peinture a fleuri, on essaie, d’après les documens, de se figurer la vie d’un patricien à Venise pendant la première moitié du XVIe siècle, on rencontre en lui d’abord, et au premier rang, la sécurité et la grandeur de l’orgueil. Il se croit le successeur des anciens Romains, et maintient que sauf les conquêtes il les a surpassés et les surpasse encore[2]. « Entre toutes les provinces du noble empire romain, l’Italie est la reine, » et dans l’Italie conquise par les césars, dévastée par les barbares, Venise est la seule cité qui soit demeurée libre. Au dehors, elle vient de regagner les provinces de terre ferme que lui avait arrachées Louis XII. Ses lagunes et ses alliances la défendent contre l’empereur. Le Turc ne parvient point à entamer son domaine, et Candie, Chypre, les Cyclades, Corfou, les côtes de l’Adriatique, occupées par ses garnisons, étendent sa souveraineté jusqu’au bout de la mer. Au dedans, « elle n’a jamais été plus parfaite. » En aucun état du monde, on ne voit « de meilleures lois, une tranquillité mieux assise, une concorde plus entière, » et dans ce bel ordre qui est unique dans l’univers « elle ne manque point d’âmes valeureuses et magnanimes. » Avec le calme hautain d’un

  1. 1510.
  2. Donato Giannotti, la Republica di Venezia (dialogues).