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vraiment religieux. Au fond d’une chapelle, au-dessus de l’autel, dans une petite architecture d’or, la Vierge, en grand manteau bleu, siège sur un trône. Elle est bonne et simple comme une paisible et simple paysanne. A ses pieds, deux petits anges en courte veste semblent des enfans de chœur, et leurs cuisses potelées, enfantines, ont la plus belle couleur de la chair saine. Sur les deux côtés, dans les compartimens, sont deux couples de saints, personnages immobiles, en habits de moine et d’évêque, debout pour toujours dans l’attitude hiératique, figures réelles qui font penser aux pêcheurs bronzés de l’Adriatique. Toutes ces figures ont vécu ; le fidèle qui s’agenouillait devant elles y apercevait les traits qu’il rencontrait autour de lui dans sa barque et dans ses ruelles, le ton rouge et brun des visages hâlés par le vent de la mer, la large carnation claire des fraîches filles élevées dans l’air humide, la chape damasquinée du prélat qui commandait les processions, les petites jambes nues des enfans qui le soir péchaient les crabes. Il ne pouvait s’empêcher de croire en eux, une vérité si locale et si complète conduisait à l’illusion ; mais c’était l’apparition d’un monde supérieur et auguste. Ces personnages ne remuent point, leurs visages sont calmes et leurs yeux fixes comme ceux des figures aperçues en rêve. Une niche peinte, brodée d’or et de rouge, s’enfonce derrière la Vierge comme un prolongement du royaume imaginaire ; de cette façon l’architecture figurée achève l’architecture réelle, et sur le marbre le saint-sacrement d’or, couronné de rayons et de gloire, est l’entrée du monde surnaturel qui s’entr’ouvre derrière lui.

Que l’on regarde les autres tableaux de Jean Bellin et ceux de ses contemporains à l’Académie, on s’apercevra que la peinture à Venise, tout en suivant un sentier qui lui est propre, parcourt le même stade que dans le reste de l’Italie. Elle sort ici, comme ailleurs, du missel et de la mosaïque, et correspond d’abord à des émotions toutes chrétiennes ; puis, par degrés, le sentiment de la belle vie corporelle introduit dans les cadres d’autel des corps vigoureux et sains empruntés à la nature environnante, et l’on voit avec étonnement des expressions immobiles et des physionomies religieuses persister sur de florissantes figures où circule un sang jeune et que soutient un tempérament intact. C’est le confluent de deux esprits et de deux âges, l’un chrétien qui s’efface, l’autre païen qui va prendre l’ascendant ; mais sur ces ressemblances générales se dessinent à Venise des traits distinctifs. Les personnages sont copiés de plus près sur le vif, moins transformés par le sentiment classique ou mystique, moins purs qu’à Pérouse, moins nobles qu’à Florence ; ils s’adressent moins à l’intelligence ou au cœur et