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surveillés, cloîtrés dans leur pays, cessent de perfectionner leur art, et laissent leurs concurrens étrangers prendre la supériorité des procédés et la fourniture du monde. Ainsi de tous côtés la capacité d’agir devient moindre et l’envie de jouir plus grande, sans que l’une efface entièrement l’autre, mais de telle façon que l’une et l’autre se mêlant produisent cette disposition d’esprit ambiguë qui est comme la température mixte, ni trop âpre, ni trop molle, dans laquelle naissent les arts. En effet, c’est de 1454 à 1572, entre l’institution des inquisiteurs d’état et la bataille de Lépante, entre l’achèvement du despotisme intérieur et le dernier des grands triomphes extérieurs, qu’apparaissent les œuvres éclatantes de la peinture vénitienne. Jean Bellin naît en 1426, Giorgione meurt en 1511, Titien en 1576, Véronèse en 1572, Tintoret en 1594. Dans cet intervalle de cent cinquante années, la cité guerrière, la maîtresse de la Méditerranée, reine du commerce et de l’industrie, est devenue un casino de mascarades et de courtisanes.


Peintres primitifs.

Il y a dans l’Académie des Beaux-Arts une collection des plus anciens peintres. Un grand tableau à compartimens, de 1380, tout à fait barbare, montre les origines : c’est des traditions byzantines ici comme ailleurs qu’est sorti l’art nouveau. Il apparaît tard, bien plus tard que dans la précoce et intelligente Toscane. On rencontre à la vérité, au XIVe siècle, un Semitecolo, un Guariento, faibles disciples de l’école que Giotto avait fondée à Padoue ; mais pour trouver les premiers peintres nationaux il faut aller jusqu’au milieu du siècle suivant. Alors vivait à Murano une famille d’artistes, les Vivarini. Déjà chez le plus ancien, Antonio, on aperçoit des rudimens du goût vénitien, quelques grandes barbes et têtes chauves de vieillards, de belles draperies rosâtres ou verdâtres aux tons noyés, de petits anges presque gras, des madones qui ont les joues pleines. Après lui, son frère Bartolomeo, instruit sans doute par l’école de Padoue, dirige un instant la peinture vers le relief sec et les figures osseuses[1] ; mais chez lui comme chez tous les autres le goût des riches couleurs est déjà visible. En sortant de cette antichambre de l’art, les yeux gardent une sensation pleine et forte que les autres vestibules de la peinture, à Sienne, à Florence, ne donnent pas, et si l’on continue, on retrouve la même sensation, plus riche encore, chez les maîtres de cet âge fruste, Jean Bellin et Carpaccio.

Je viens de regarder aux Frari un tableau de Jean Bellin, qui, comme ceux du Pérugin, me semble le chef-d’œuvre de l’art

  1. Vierge de 1473 à Santa-Maria Formosa.