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TRISTAN.

Eh bien ! mademoiselle, s’il est vrai que Marie soit votre amie, ne tardez pas plus longtemps. Elle doit être en classe en ce moment ; vous lui glisserez mon épître dans son cahier de devoirs. Ce sont de ces petits services que l’on se rend tous les jours à la pension entre bonnes amies. Pourquoi hésiteriez-vous ? Songez qu’il y va de son bonheur ; hâtez-vous donc, mademoiselle, et j’attendrai votre retour blotti dans quelque massif, et j’appellerai de tous mes vœux le jour fortuné où celui que vous aimez escaladera le mur, lui aussi, pour vous offrir son cœur et sa main. La place est bonne, il faudra la lui indiquer. Ah ! vous riez. Victoire ! vous allez courir…

GABRIELLE.

Je courrai peut-être… et encore à une condition.

TRISTAN.

Je suis prêt à tout. Qu’exigez-vous de moi ?

GABRIELLE.

Toute la vérité.

TRISTAN.

Comment donc ! c’est trop juste. Eh bien ! mademoiselle, il y a six mois environ, un jour de vacances, comme je revenais d’Afrique avec une blessure, mon grade de lieutenant et ma démission, je la vis pour la première fois à l’ambassade d’Angleterre manger un petit pain français. Ah ! mademoiselle ! avec quelle grâce et quel appétit elle le dévorait ! Elle le tenait, comme un écureuil, de ses deux mains dégantées jusqu’au-delà du coude, et pendant que ses lèvres roses et ses dents blanches rivalisaient d’un zèle délicieusement glouton, les miettes tombaient effrontément sur ses épaules nues… Elle en prit un autre, puis un autre ;… elle étouffait… Je lui offris un verre de vin de Champagne. « Merci, monsieur, me dit-elle, » et elle le dégusta avec une véritable satisfaction… Moi, j’étais déjà ivre de bonheur et d’amour. Ce simple fait gastronomique décida de ma vie. Depuis ce jour, je cherchai toutes les occasions de la rencontrer. Je lui parlai hardiment de mon amour, à la zouave ! j’ai servi dans les zouaves, mademoiselle ; elle ne me répondait pas, mais elle ne se fâchait pas… Je lui écrivis des volumes ; elle ne me répondait pas,… mais certain serrement de main… Bref, je me croyais suffisamment autorisé à me présenter comme prétendant à son père, lorsque l’autre jour j’appris son prochain mariage avec ce cousin de Vermillac. Désespéré, furieux, je résolus de l’empêcher à tout prix. Je n’avais qu’un moyen : escalader le mur, c’est fait ; la prévenir, cela va être fait, grâce à vous !… Quant au reste, je m’en charge. Voilà mon roman, mademoiselle ; il est court, c’est un mérite. Est-il intéressant ? C’est une question qui vous reste à résoudre, vous, mon juge, et… j’attends votre arrêt.

GABRIELLE.

Ainsi Marie a su vous plaire parce qu’elle vous a semblé gourmande ?