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les excès qui par la suite devaient rendre le gnosticisme si odieux à l’église ? Ceci nous ramène toujours aux environs de l’an 140. Publié plus tard, quand la guerre fut déclarée entre l’église et la gnose, le quatrième Évangile, avec son dualisme, ses « enfans de Dieu » et ses « enfans du diable, » son Christ parfois très docète (c’est-à-dire corporel seulement en apparence), aurait été on ne peut plus suspect à l’église. Publié plus tôt, quand les tendances gnostiques n’ont pas encore pénétré dans l’église, il serait suspendu en l’air, sans point d’appui dans la conscience contemporaine, comme un problème littéraire insoluble. C’est ce que M. Hilgenfeld le premier a fait ressortir avec beaucoup de puissance, et son seul tort a été d’exagérer le gnosticisme du quatrième Évangile au point d’en faire le précurseur, presque un manifeste précoce, de l’école valentinienne. On ne comprendrait pas alors comment il serait devenu canonique dans l’ancien catholicisme. Restons-en plutôt au point de vue plus modéré qui rend compte de tout, qui nous montre le quatrième Évangile au centre d’une situation théologique dont l’ultra-paulinisme de Marcion, les spéculations maladives de la gnose, les doctrines plus sobres d’un Justin Martyr, l’opposition au judaïsme encore inhérent au christianisme de la foule, sont, en Asie principalement, les rayonnemens divers. Voilà l’atmosphère religieuse que respirait certainement l’auteur quand il prit la plume à Ephèse pour écrire son histoire pneumatique ou spirituelle de Jésus : — c’est ainsi qu’on désignait quarante ans plus tard cet Évangile à Alexandrie pour le distinguer des récits sômatiques ou charnels des autres Évangiles.

D’ailleurs nous avons une contre-épreuve à notre disposition. Toute action provoque une réaction, et à ce mouvement spéculatif, philosophique, spiritualiste, qui emportait l’église d’Asie vers de nouvelles destinées, répondit la tendance réactionnaire du montanisme[1]. C’est depuis l’an 145 environ que l’Asie-Mineure voit s’agiter ce parti exalté, fanatique, opposé à toute concession aux idées du jour, qui voulut maintenir ou restaurer au nom du Paraclet, c’est-à-dire du Saint-Esprit parlant par l’organe des prophètes et prophétesses en extase, toutes les vieilles étroitesses dont l’église se dépouillait peu à peu. Or c’est par la doctrine du Paraclet que le montanisme et le quatrième Évangile se rapprochent. Ils veulent tous les deux que le Saint-Esprit continue son œuvre dans l’église et puisse être le partage de tous les vrais fidèles. Sur tout le reste, ils diffèrent. Eh bien ! si l’auteur du quatrième Évangile l’avait écrit lorsque le montanisme était déjà en pleine floraison, il n’eût pas

  1. Voyez, sur le montanisme, l’étude consacrée à Tertullien dans la Revue du 1er novembre 1861.