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évangélique racontée par les synoptiques, ce débat est dans la logique elle-même de la situation. Il est en germe dans l’enseignement de Jésus, qui ne rompt pas lui-même avec le judaïsme et qui pourtant dépose dans la vieille société religieuse des principes, des germes, qui doivent amener sa transformation complète. Il s’ensuivra qu’après Jésus les judæo-chrétiens, obstinément attachés aux formes et aux coutumes juives, pourront s’appuyer sur son exemple, et que de leur côté les partisans de l’émancipation paulinienne s’appuieront sur ses principes, sur l’esprit de son enseignement. Cela est parfaitement conforme aux lois de l’histoire de la pensée humaine. Cependant si Jésus a parlé, enseigné, vécu positivement comme le veut le quatrième Évangile, c’est-à-dire sur le pied d’une opposition systématique et continue contre le judaïsme, sa loi et ses doctrines, comment est-il concevable qu’il y ait eu jamais un parti judæo-chrétien, et un parti assez fort pour dominer l’église chrétienne, se prévaloir des noms apostoliques placés à sa tête et faire échec au puissant génie, aux brillans succès d’un saint Paul ? Et notez bien que dans le quatrième Évangile les termes du débat ne sont plus même visibles. Paul est dépassé. Cet apôtre disait bien, et même c’était là son grand principe, que la mort de Jésus, accomplie au nom de la loi juive, avait annulé cette loi pour quiconque croyait en lui ; mais il n’aurait jamais été jusqu’à nier ou plutôt il entrait dans sa dialectique théologique d’affirmer que Jésus avait vécu lui-même sous la loi. Tout en luttant énergiquement pour dégager nettement les principes de l’universalisme chrétien des entraves que leur opposait l’étroitesse judæo-chrétienne, Paul était encore Juif de sentiment, d’affection, et disposé à reconnaître à ses compatriotes de grandes prérogatives religieuses. Pas l’ombre d’un tel sentiment dans le quatrième Évangile, où l’antipathie contre les Juifs comme nation et comme société religieuse éclate à chaque page. Jésus est pour Paul « l’homme du ciel, » le chef spirituel de l’humanité, opposé, dirions-nous, à son chef charnel Adam, comme un pôle l’est à l’autre. Dans les dernières épîtres pauliniennes, celles dont l’authenticité est contestée, cette prééminence de Jésus tend à se rapprocher d’une souveraineté métaphysique en vertu de laquelle Jésus serait essentiellement étranger à l’humanité. Même tendance dans l’épître aux Hébreux, dans l’épître de Clément Romain (commencement du IIe siècle), dans le Pasteur d’Hermas (130-135). L’église obéit à cette impulsion qui l’incite à glorifier toujours plus celui dont elle porte le nom ; mais le quatrième Évangile est, avec Justin Martyr, le premier qui donne à ce mouvement de l’idée chrétienne sa formule définitive en identifiant Jésus avec le Verbe de Dieu. Enfin Paul et toute la première génération chrétienne croient à un retour visible