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perception quelconque. Il y a bien un certain ésotérisme dans la manière du quatrième Évangile, c’est-à-dire qu’il accepterait volontiers l’institution de plusieurs degrés dans la connaissance de la vérité : — pour le vulgaire, le fait matériel ; pour l’élite, l’idée. C’est d’ailleurs le seul moyen de s’expliquer ce qu’il enseigne relativement aux miracles. Il en raconte beaucoup et de très étonnans ; il veut qu’ils comptent, en qualité de signes, parmi les preuves de la mission divine du Christ. Et pourtant il ne les aime qu’à demi, ou du moins il considère comme une foi inférieure, très imparfaite, celle qui a besoin de tels signes pour se former et pour durer. Thomas, l’épais disciple qui ne veut croire que ce qu’il voit et ce qu’il touche, est satisfait : il a vu apparaître le ressuscité lui montrant ses mains et son côté percés ; mais c’est à propos de lui justement qu’est prononcée la grande parole : « heureux ceux qui, sans voir, ont foi ! »


IV

Le caractère idéaliste du quatrième Évangile fait donc partie des résultats les mieux établis de la critique moderne. Ce n’est pas une histoire que ce livre, c’est un exposé de philosophie religieuse sous forme d’histoire. Il en résulte évidemment, ce me semble, que l’historien de Jésus doit se tourner de préférence vers les synoptiques, s’il veut se trouver en face de réalités positives. Là en effet, dans ces naïves et admirables chroniques, nous rencontrons des récits que la critique sans doute a le droit de soumettre aussi au creuset de son analyse, mais où l’on sent que l’intérêt pour les faits eux-mêmes prime de beaucoup l’intention théologique du narrateur. Cela surtout est visible dans l’évangile de Marc. Que l’on prenne l’un après l’autre tous les points sur lesquels le quatrième Évangile est en désaccord avec les trois premiers, et neuf fois sur dix, pour ne pas dire toujours, la vraisemblance historique, le désintéressement du récit, la couleur locale, les rapports concrets avec les institutions, les hommes et les choses du pays et du temps de Jésus-Christ feront pencher la balance du côté des synoptiques. Ce ne sont pas des personnages en chair et en os que ceux du quatrième Évangile. La contrée elle-même qu’ils sont censés habiter ne paraît pas avoir été bien familière à l’auteur, et, grâce à la connaissance que l’on possède aujourd’hui de l’ancienne topographie palestinienne, on a pu l’accuser d’avoir commis deux ou trois erreurs géographiques.

Tout cela sans contredit ne permet plus d’attribuer un tel livre à un Juif de Palestine, à un apôtre immédiat de Jésus-Christ, à un témoin continu de sa vie, à un confident de sa pensée la plus intime, à quelqu’un en un mot qui devrait l’emporter sous tous les