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se garde bien de plaisanter avec ses personnages. Dès la première note, on voit qu’il se figure que c’est arrivé, qu’il prend Callot et Daumier pour Véronèse ! « Que de bruit pour une omelette au lard ! » quel déchaînement harmonique et enharmonique pour un salmis de perroquet ! Des cavatines à l’italienne, des couplets, des duos de facture, l’air du sénéchal de Jean de Paris à propos de fèves ! Un placage incessant, jamais la note vraie de la situation, de la musique pour de la musique ! Ce berger et cette bergère de paravent, pour nous entretenir de leurs enfantillages, évoquent toutes les ressources de l’harmonie, toutes les puissances de l’orchestre. Raoul et Valentine, Léonore et Florestan, Lucie et Rawenswood, chantant leur passion, leurs ivresses, ne le prennent point de plus haut. Oh ! la proportion, la mesure, grand art du musicien dramatique, et dont jamais ne s’est douté M. Gounod ! Son insuffisance au théâtre, nul mieux que lui ne la connaît. A quoi donc servirait l’esprit qu’on a, s’il ne vous éclairait sur vos défauts ? Et de l’esprit, M. Gounod en possède au moins autant que de talent. Il y en a même qui prétendent que, pour un musicien, il en a trop, car ce n’est pas seulement avec de l’esprit, du talent et de la virtuosité que les chefs-d’œuvre se font. Il y faut encore la passion, le sentiment, les idées.

Plus d’intelligence que d’imagination, combien furent logés à cette enseigne qui n’en restent pas moins très bien placés dans l’estime des connaisseurs ! De toute cette phraséologie académique trop souvent monotone et froide comme un discours de Thomas, M. Gounod n’est point la dupe, il fait de si grands airs parce qu’il ne peut, comme Auber, en faire de petits ; mais qu’une occasion, dans la soirée, s’offre au symphoniste de se démasquer, au musicien exquis de prendre sa revanche sur le compositeur d’opéras médiocres, et vous verrez s’il la néglige. Écoutez dans l’entr’acte du premier au second tableau cette rêverie à la Mendelssohn. Les personnages ont enfin vidé la scène, plus de parasites attristans, de fantoches ridicules, la parole cette fois est aux violons, et tout de suite l’aspect de la salle change, les visages abêtis d’ennui se raniment, un frémissement de plaisir court dans les loges. On se sent charmé, ravi d’aise. Mille choses dont les personnages de la pièce, importuns, maladroits, n’ont su nous convaincre, exposées maintenant par la symphonie seule, nous vont au cœur, à l’esprit. Ces amans si niais, si déplorables dans leur réalité dramatique, entrevus à travers ce voile d’idéal, nous persuadent presque ; nous les voyons ensemble cueillir des fleurs, s’asseoir sur un banc du jardin, causer, sourire, s’embrasser à l’ombre d’un de ces vieux murs crevassés que les pampres festonnent. Pourquoi faut-il qu’à cette merveilleuse calligraphie musicale, à cette enluminure sur vélin, tant de pages banales succèdent ? Il semble que le livre devrait s’arrêter là ; mais non, la pièce recommence. Adieu l’illusion de cette jolie scène, de cette rare esquisse à la Cabanel où notre imagination se complaisait : Ecce iterum Crispinus !