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dont on ne tient pas compte, c’est que ces questions d’indépendance nationale, qui sont forcément des questions d’agrandissement territorial, ont singulièrement changé de face avec le temps. Autrefois c’était le plus souvent l’ambition d’une maison royale qui était en jeu, et cette ambition, qui n’avait d’autre aiguillon qu’elle-même, pouvait attendre. La formation d’un état se faisait par des agrégations successives, par des conquêtes, et elle durait des siècles. Aujourd’hui c’est un droit nouveau qui se lève, le droit d’un peuple, et il s’agit aussitôt d’être ou de n’être pas. La liberté elle-même mûrit avec une étrange rapidité toutes ces questions. La situation d’un pays devient comme un arc bandé toujours prêt à lancer le trait. Passions et intérêts conspirent incessamment vers le but. Les embarras deviennent un stimulant de plus, et le moment arrive où de tout un ensemble de choses s’échappe ce cri : Il faut en finir ! Il faut aller en avant sans regarder derrière soi, par cette raison souveraine que donnait un jour le général La Marmora : « Parce que derrière nous il y a un abîme. »

Cette incessante excitation qui s’échappe de toute une situation morale et politique pour conduire aux grandes crises, cette excitation est d’autant plus puissante d’ailleurs qu’elle s’alimente du sentiment d’une situation extérieure toujours ouverte en quelque sorte et livrée à l’incertitude, qu’elle cherche partout un encouragement et qu’elle est entretenue aussi par l’incohérence européenne. Il faut voir les choses de près. Quelle était la nature des rapports entre l’Autriche et l’Italie depuis six ans ? Ce n’était ni la guerre ni la paix ; c’était à peine une trêve dans des conditions diplomatiques et militaires aussi confuses qu’inégales. La paix qui avait été le prix de la guerre de 1859 avait fait beaucoup sans doute pour l’Italie, elle avait rendu tout possible pour elle ; mais elle ne lui avait pas donné une frontière, même dans les conditions d’une indépendance restreinte. Elle avait enlevé à l’Autriche une de ses plus belles provinces, la Lombardie, mais elle l’avait laissée dans une position qui lui permettait encore l’espérance et où sa force d’action militaire restait à peu près intacte. Campée à Mantoue et dans son cercle de citadelles, souveraine de la vallée inférieure du Pô et des deux rives du fleuve, tenant les têtes de pont de la rive droite, dominant Parme par Borgoforte, Modène par San-Benedetto, Ferrare par Sermide, l’Autriche, pesant déjà de tout le poids de l’empire sur la Vénétie, avait en réalité toutes les routes ouvertes devant elle. Sa position restait comme un coin toujours prêt à s’enfoncer au cœur de l’Italie, et ce qui aurait eu moins d’inconvéniens, il faut l’avouer, si l’unité ne s’était point faite, devenait un danger permanent, une menace irritante le jour où la péninsule se