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de ces débris antiques qui couvraient le sol. De cette sorte on parvint à détruire ce qui restait des « matériaux de la superstition ; » mais ce paganisme intérieur que chacun portait en soi, presque à son insu, était plus difficile à déraciner. Malgré tous ces efforts, il survécut longtemps à l’autre, et ce qui est assez curieux, c’est qu’on le retrouve chez ceux même qui avaient participé à la ruine des monumens païens. A Civita-Vecchia, sur une tombe formée d’un beau pilastre antique qui provient sans doute d’un temple, on lit ces mots : arnicus amicorum. Cette formule est peu chrétienne, et elle nous prouve que cet ennemi des anciens dieux qui s’était sans scrupule approprié leurs dépouilles était païen dans le cœur. C’était surtout l’éducation qui nourrissait les souvenirs antiques. Par elle, l’imagination de tous les lettrés était restée païenne. On continuait d’apprendre aux enfans le beau langage dans les poètes du siècle d’Auguste. « Les femmes mêmes, disait Marius Victor, abandonnant Paul et Salomon, chantent Virgile et Ovide, ce qui les dispose à devenir des Didons et des Corinnes ; elles applaudissent aux vers lyriques d’Horace et aux pièces de Térence. » Une fois qu’on avait grandi, il était bien difficile de se séparer tout à fait de ces admirations de la jeunesse. Les belles pensées, les images gracieuses, les finesses de langage qu’on y avait remarquées, obsédaient l’esprit. Elles se retrouvaient naturellement sous la plume dès qu’on voulait écrire. Nos inscriptions le montrent bien, surtout celles qui sont en vers. Les expressions païennes y abondent, et elles sont souvent employées de la manière la plus étrange. Deux jeunes Gaulois, morts à Rome et ensevelis aux catacombes, sont pleurés par leurs parens en termes tout à fait virgiliens. On se plaint « que Lachésis ait tranché leurs jours à la fois, et qu’un trépas précipité leur ait fait voir si tôt les eaux du Ténare. » L’enfer de l’Évangile n’ose plus se montrer dans ces poésies de bel esprit. Il est remplacé par le Styx, le Phlégéthon, les lacs cimmériens et le Tartare ; aucun nom de la nomenclature païenne n’y manque. Il en est de même du paradis : on le déguise d’ordinaire sous les apparences de l’Elysée. Dans l’épitaphe de saint Hilaire d’Arles, le poète commence par versifier une ligne de saint Paul qu’il a grand’peine à rendre poétique ; puis, pour nous apprendre que son héros jouit de la gloire céleste, il emprunte un vers à Virgile, et sans plus de façons l’apothéose du berger Daphnis devient celle de saint Hilaire. Fortunat va plus loin encore. Dans des vers composés pour le tombeau d’une jeune fille, il la compare à Minerve et à Vénus, ce qui ne l’empêche pas de dire un peu plus loin qu’elle a été reçue dans le sein de Dieu. On voit qu’en ce genre la renaissance, si maltraitée par quelques chrétiens fougueux, n’a rien inventé. Le reproche qu’on a fait