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tanquant ex hospitio, non tanquam ex domo[1]. Il ne faut donc pas donner trop d’importance à ces rencontres fortuites, et, quelque surprise qu’elles causent, en tirer des conséquences forcées. Ce qu’on en doit conclure, c’est que tout n’est pas absolument nouveau dans le christianisme et que les philosophes avaient pressenti quelques-unes des vérités qu’il devait prêcher. S’il est vrai que des sentimens chrétiens ont été quelquefois exprimés avant le christianisme, il l’est encore bien davantage que beaucoup de sentimens païens ont survécu à la ruine de l’ancien culte. Les inscriptions en fournissent la preuve. Il faut avouer, par exemple, que le chrétien d’Aquilée qui dit dans son épitaphe : « Si tu as de la fortune, jouis-en ; si tu ne le peux pas, donne-la, » ne se souvient guère du précepte divin de la charité. Celui de Vienne qui éprouve le besoin de nous apprendre qu’il a passé une vie joyeuse se rappelle une formule usitée chez les païens ; il ne lui manquait plus que d’ajouter, comme ils le font quelquefois : « Ce que j’ai bu et mangé est tout ce qui me reste, quod comedi et ebibi tantum meum est. » Un tombeau des catacombes sur lequel, par parenthèse, on a retrouvé le vase de sang et qui devrait, d’après la cour de Rome, contenir les restes de quelque martyr, porte ces mots bizarres : « nous n’étions pas et nous étions ; nous ne sommes plus ; nous ne regrettons rien ; c’est ici que nous arrivons tous. » Ne croit-on pas entendre la parole amère de quelqu’un de ces anciens sages qui subissaient sans regret ou même saluaient comme une délivrance l’espoir de l’entier anéantissement : « Je n’étais pas, je ne suis plus ; que m’importe ? »

Il n’était pas possible que l’ancienne religion, qui avait régné si longtemps, disparût tout à fait en quelques années. Quand on la croyait morte, elle vivait encore obscurément au fond des cœurs. Ce n’était pourtant pas la faute de l’église ni des empereurs si elle s’obstinait ainsi à ne pas disparaître. L’église faisait une guerre acharnée aux vieilles croyances ; les empereurs multipliaient les édits contre ce qu’ils appelaient les matériaux de la superstition. Ils n’avaient pas de peine à exciter contre elle les violences populaires. On brûlait les temples, on mutilait les statues, on pillait les autels, on violait les sépultures. Chacun se servait pour son usage

  1. Ces ressemblances dans les formules peuvent facilement tromper. Si, par exemple, parce que Sénèque le philosophe a employé quelque part le mot de salut dans un sens tout chrétien, — non est unus e multis, ad salutem spectat, — on en fait un père de l’église, que faut-il penser de Sénèque le rhéteur, son père, qui parle de la bonne mort, comme un prêtre dans son sermon : quid habet quod Deos roget nisi bonam mortem ? Cette question du christianisme de Sénèque me semble avoir été épuisée dans l’ouvrage de M. Charles Aubertin, Étude sur les rapports supposés entre Sénèque et saint Paul. Paris, 1859.