Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/982

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

enfans dans une ignorance absolue. La proposition de M. Duruy a paru soulever de si vives oppositions et des appréhensions si sincères, qu’il est nécessaire d’examiner avec une attention scrupuleuse le fondement de ces résistances et de ces alarmes. Avant d’imposer aux citoyens une obligation nouvelle, il faut démontrer trois choses : d’abord que cette mesure est juste, ensuite qu’elle est utile, enfin qu’elle est applicable, c’est-à-dire que dans l’application les inconvéniens ne dépassent pas les avantages. C’est sous ce triple rapport que nous considérerons l’instruction obligatoire.


I

Ceux-là seuls qui nient la distinction entre le bien et le mal peuvent soutenir que la liberté de l’homme est illimitée. Dès qu’on reconnaît que certaines actions sont mauvaises, il faut admettre aussi que nul n’a le droit de les commettre. Le droit de faire ce qui est contre le droit ne se peut comprendre. Quand une action ne nuit qu’à son auteur, ou lorsqu’elle ne cause aux autres qu’un tort tel qu’il serait plus nuisible de la punir que de la tolérer, la règle à suivre est la tolérance. Au contraire, quand une action porte préjudice à autrui, que le délit est facile à constater et que la punition est utile, la société a le droit et même le devoir d’intervenir. Celui qui a commis un acte injuste et nuisible tombe sous le coup de la législation répressive. Or tel est le cas du père de famille qui ne donne pas à l’esprit de ses enfans cette culture élémentaire sans laquelle ils ne peuvent devenir des êtres intelligens et moraux. Le père, en agissant ainsi, manque à l’accomplissement d’un devoir naturel. En leur refusant la nourriture spirituelle qui leur est indispensable, il nuit à ses enfans tout autant que s’il ne leur donnait pas les alimens que réclame l’entretien de leurs forces. Il nuit aussi à la société en introduisant dans son sein des hommes ignorans, prédisposés à l’erreur, à l’immoralité, au crime même, et qui par conséquent seront pour elle une cause de désordre, de périls et de dépenses. Il y a donc dans le fait de ce père tous les élémens qui constituent un délit que la loi peut empêcher ou punir[1].

La plupart des auteurs qui ont écrit sur le droit naturel ont admis que les parens devaient non-seulement nourrir, mais instruire

  1. L’économiste anglais N. W. Senior, dans ses Suggestions on popular education, résume en une série de propositions d’une grande netteté les vrais principes à ce sujet : 1° le but de la société est de protéger le droit des individus ; 2° les enfans ont le même droit à la protection sociale que les adultes ; 3° l’instruction est aussi nécessaire à l’enfant que la nourriture ; 4° les parens sont aussi tenus d’instruire leurs enfans que de les nourrir ; 5° la société doit veiller à ce que l’enfant soit instruit non moins que nourri.