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toutes les joies célestes l’enveloppent et lui donnent un bonheur éternel ! Puis moi, dont la vie sera tenace, je le sais, il ne me restera plus sur la terre d’autre bonheur que l’amour de Dieu. Pourvu que j’aie assez d’énergie pour m’y jeter ! Cela devrait être le plus grand amour, mais j’ai toujours été si faible, j’ai toujours eu si besoin de tendresse, que de me dire, à mon âge, que toutes ces douceurs sont finies, cela m’épouvante ! Et pourtant mon seul repos sera de me sentir entièrement inconsolable, car j’aurais horreur de moi, si je pouvais encore remettre le pied dans un lieu de fête, ou reprendre à la terre par quoi que ce soit. Cependant je désire revoir ceux que je chéris encore. Un instant j’ai pensé que je me ferais religieuse, puis j’ai pensé que ma fermeté ne serait pas assez grande pour cela, et puis l’envie de revoir ma mère, vous autres, mes frères, me troublerait, et, s’il est possible, je voudrais goûter encore du calme, du repos en Dieu. Il me faut donc une solitude libre avec quelqu’un que j’aime, et qui m’aimera mieux que ma mère ? Je crois donc que j’irai là ; mais chez ma mère j’aurai la foi d’Albert, je ne veux et ne peux croire autre chose que ce qu’il croit… Te souviens-tu, Pauline, quand je te disais que trois morts ou une naissance pourraient seuls me rendre catholique ? C’était un pressentiment que Dieu a bien vite réalisé, et, hélas ! pas de la seule heureuse manière !

« Puis, si après quelques années j’avais le courage de venir me faire sœur grise en France, de voir encore des douleurs, des morts, de sauver peut-être par des soins minutieux un poitrinaire, en remerciant Dieu que d’autres soient plus heureux que moi… Oh ! je voudrais faire cela, mais non, je n’aurais jamais de grandes vertus. Aussi, pour ne pas trop pécher, il faudrait que Dieu me retirât bientôt. Oh ! qu’il me fasse revoir Albert et mon père ! Cette impossibilité qu’on a de croire qu’on ne reverra pas ceux que l’on chérit n’est-elle pas à elle seule une preuve qu’on les reverra ? L’homme ne peut pas penser quelque chose de plus grand, de plus beau, de plus doux que ce qui existe en effet quelque part dans une meilleure vie que cette vie d’ici-bas, qui me dégoûte, et où je ne crois plus qu’il y ait un seul jour de bonheur.

« Que Dieu veuille m’assister, m’empêcher de murmurer, de douter, me donner le goût des choses célestes ! Je déteste la terre et ses bonheurs trompeurs, et cependant je ne m’élance pas vers le ciel. Eugénie, donne-moi de ton amour pour la mort, pour moi et pour tous ceux que j’aime le mieux !

« Oh ! pourvu que je ne sois pas seule à lui fermer les yeux ! — je n’oserais pas me fier à ma force seule, — ces yeux si beaux, si beaux toujours ! dont je me rappelle si bien le regard d’amour si vif, si doux ! Ce regard depuis longtemps n’a plus brillé en eux, mais ils ont conservé leur belle et douce expression, et quelquefois cette expression est triste à me fendre le cœur. Et je dois m’efforcer de lui paraître gaie !… Ah ! j’étouffe de ce secret entre nous, et, quelque déchirant que ce fût, je crois que souvent je préférerais lui parler ouvertement de sa mort et tâcher de nous en consoler mutuellement par la foi, l’amour et l’espérance ! »