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à une toutes ses espérances ; elle n’avait conservé que ce coin de son âme, et au moment où la mort allait lui enlever ce qui lui restait encore de l’être qu’elle avait chéri, c’est-à-dire sa présence, elle donne ce que jusqu’alors elle s’était réservé. Sa conversion est le suprême don qu’elle fait à l’âme d’Albert au moment de partir, le gage de son union pour l’éternité. Oui, cela est vraiment noble et grand.

Les pages écrites par Mme de La Ferronnays pendant ces derniers mois de lente agonie ont, comme on peut le croire, toute l’éloquence des sentimens contradictoires qui l’ébranlaient de leurs violentes secousses, et se succédaient en elle jour par jour et presque heure par heure ; mais au-dessus de ces sentimens contradictoires, joies des espérances chimériques, accablement du désespoir, angoisses de l’inquiétude, plane, comme un rayon de sereine et inaltérable lumière, l’expression d’un amour que ces mouvemens de l’âme ne peuvent atteindre ni altérer, qui grandit par le désenchantement, s’accroît par la tristesse, se fortifie de tout ce qui devrait l’affaiblir.


«… Mon Dieu[1], tu m’as accordé de vives jouissances dans ma vie, mais tu m’as refusé le repos… Mon Dieu, j’espère que je ne murmure pas. Que ta volonté soit faîte ! Oh ! oui, j’espère que je suis persuadée que tout ce que tu fais est bien fait ; mais, père adoré, je te demande (car tu as permis de demander), je te demande, au nom de ton fils notre Seigneur Jésus-Christ, à qui tu as promis de ne rien refuser, je te demande de vivre, mourir et renaître avec mon Albert chéri ! Je l’aime, mon Dieu ! je l’aime beaucoup en toi, et je l’aime beaucoup parce qu’il t’aime, ô mon Dieu ! Oh ! garde-nous toujours ensemble dans ton amour, ne nous sépare jamais. Oh ! chers bons saints, priez pour moi ! Oh ! Jésus, écoute-moi ! Laisse ma voix t’atteindre, comme t’atteignirent celles des pauvres femmes, celle du centenier et de tant d’autres ! Mon Dieu, comme un de ceux-là, je te dis : Je crois, Seigneur ! aide mon incrédulité. Oh ! daigne m’éclairer toi-même, faire toi-même luire la vérité dans mon cœur ; mais permets-moi, doux Jésus, toi qui as eu pitié de ta mère, permets-moi de ménager le cœur de la mienne !

« Mon âme était bien triste, bien inquiète hier. Le soleil était beau, la mer si belle et si calme ! De pareilles vues m’ont souvent fait croire à un bonheur éternel et étendu à tout et à tous. Eh bien ! hier je n’ai senti que la douleur et le danger qui sont à côté de tout ce qui est doux et heureux. J’ai pensé que ce soleil, qui est si superbe, est souvent la cause de bien des morts et de grandes souffrances. Et la mer ! quand elle est si calme, unie et azurée, ne s’y noie-t-on pas tout de même ? Le danger et la souffrance nous environnent. Notre vie, la vie de tous ceux que nous aimons,

  1. Journal d’Alexandrine.